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formes, d’immenses galets ; à des époques déjà lointaines, ils ont dû être apportés là par quelque grand mouvement des eaux. Une certaine activité régnait dans la campagne, sur laquelle le soleil versait sa chaude et éblouissante lumière. À peine quelques nuages cotonneux erraient dans le ciel. En bas, d’un côté, on coupait les gerbes mûres ; de l’autre on labourait. La charrue, traînée par des bœufs, était conduite par des paysans ; ils écartaient pour nous mieux voir la toison emmêlée qui couvrait leurs têtes. Tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, ils n’avaient de vêtement qu’une chemise. Je pensai, qui n’y eût pensé à ma place ? à ces pauvres animaux dont parle la Bruyère, le témoin ému des douleurs de son temps. Cependant, car je ne veux pas assombrir le tableau, à côté de ces gens, vigoureux et forts, se tenaient des petits enfants plus gais, tête et pieds nus, qui marchaient sans songer, de leurs petites gaules aiguillonnant l’attelage. Gens de corvée, qui doivent le dimanche au Seigneur d’en haut, et trois jours de la semaine au seigneur d’en bas, auquel le blé ne coûtera, suivant l’énergique expression de Sismondi, que les coups de bâton qu’il fait distribuer en son nom. Aussi, plus d’une fois, dans les pays sans commerce ni chemin, le maître verra-t-il périr entre ses mains les récoltes des années d’abondance ; richesses devenues sans valeur aucune, par suite de ce prix dérisoire de la main-d’œuvre. Partout où la justice est si durement violée, ceux qui croient pouvoir se sauver seuls et profiter de leur privilége, portent la peine de leur situation. On essaye de réformer aujourd’hui ces plaies du corps social, aggravées durant plus de deux siècles, et dont les médecins politiques, nous désirons qu’ils ne se trompent pas, espèrent triompher en douze années.


Le repas des charpentiers, à Dorpat. — Dessin de d’Henriet.

Les mêmes spectacles affectent diversement ceux qui les regardent, suivant leurs habitudes, leur âge et la tournure de leur esprit. Je ne m’aperçus pas que nos compagnons eussent donné une longue attention aux moissonneurs. Seulement, pour se rafraîchir par l’imagination, comme ils avaient soif, ils entonnèrent une chanson à boire, dont le refrain disait en latin rimé, qu’après bien des siècles, ils ne boiraient plus :

« Post multa sæcula, pocula nulla. »

Puis ensuite, comme ils se sentaient encore altérés, ils reprirent tous ensemble le chant célèbre des universités :

« Gaudeamus igitur.[1] »

Les étudiants ne propagent pas cette musique ; ils font pas courir le bruit que ceux qui ne sont pas étudiants n’ont pas besoin de la connaître, et que ceux qui sont étudiants et ne la connaissent pas, sont indignes de l’apprendre.

  1. « Réjouissons-nous donc, tandis que nous sommes jeunes. Après la douce jeunesse et la pénible vieillesse, nous rentrerons en terre, nous rentrerons en terre. » — Ceux qui seraient curieux du texte latin, le trouveront dans tous les recueils des chants d’université, et par conséquent dans les librairies allemandes. Quant à la mélodie, elle n’est point notée d’ordinaire.