Page:Le Tour du monde - 12.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À l’une des stations de poste, dans le milieu de la nuit, les chevaux manquant, nous n’eûmes garde de présenter les quelques lignes qui levaient les scrupules. Dois-je dire que nous étions heureux de n’avoir pas de chevaux ? Transis, nous entrâmes dans une salle où dormaient, buvaient, chantaient, assis ou couchés sur des chaises, sur des bancs, sur du foin, une vingtaine d’étudiants allemands, de l’université de Dorpat, qui retournaient à leurs études, après avoir, dans leurs familles, passé le temps des canicules, époque fixée pour les grandes vacances en Russie. Un homme intelligent, affirment les Russes, n’est pas capable en cette saison, d’un travail utile ; et ils le prouvent en se reposant. Quoi qu’il en soit de l’assertion et de la preuve, nous commençâmes par nous dégeler de notre mieux, et ensuite nous suivîmes l’exemple des dormeurs en appuyant nos têtes, sur ce qui restait d’oreillers en bois. Le vieux Morphée est favorable aux jeunes ; il n’aime point, le brave dieu, l’or ni l’argent, mais les cœurs à peu près honnêtes, et les corps fatigués ! Nous dormîmes tranquilles, jusqu’à l’heure où les refrains des chansons à boire, et les hennissements des chevaux, s’éveillant en même temps, nous apprirent que le jour se levait et que les attelages étaient préparés. Les étudiants s’appelèrent, vidant leurs verres et brisant leurs bouteilles ; ils s’entassèrent dans une grande télègue, et, comme légers de bagage, et bien munis de paille et de foin, ils ne s’y trouvaient pas trop mal, ils se mirent à entonner en chœur de l’Horace, mis en musique, un chant latin à l’usage des universités.

« Nunc est bibendum. »

Les cochers étaient en présence, ils se connaissaient, ils connaissaient leurs chevaux ; ils se piquèrent d’honneur. Le repos de la nuit, la fraîcheur de la matinée, et le coup du départ qu’ils avaient bu ensemble, avaient avivé leurs forces. Le nôtre, bien que nous ne l’eussions pas frappé, se comporta vaillamment ; il nous mena si vite, que partis après les étudiants, nous les rejoignîmes bientôt, et les côtoyant un instant, au milieu des lazzis des iemschiks, nous les dépassâmes en entendant derrière nous les hurrahs et les hurlements de ceux qui nous voyaient triompher.


Un rémouleur (Esthonie).

Il nous coûtait cher ce triomphe ! Inutilement nous faisions signe au cocher de ralentir ; il n’entendait pas raison. Il s’était mis dans la tête, comme il le dit ensuite, de courir si bien qu’un oiseau ne pût le rattraper. Il félicitait ses chevaux ; leur réputation était engagée, la sienne aussi. La route, bonne pour la Russie était cassante au dernier point. Dans les endroits où le terrain n’offrait pas assez de solidité, étaient étendus transversalement les grands troncs d’arbres, sur le corps desquels, voitures, postillons et voyageurs, sautaient et ressautaient, sans avoir le temps de reprendre leur équilibre à chacune des secousses. Exercice à disjoindre un squelette ! — et le mien n’y résistait guère. Je sentais dans ma tête des douleurs auxquelles chaque sursaut ajoutait un surcroît intolérable. Il me semblait que les os ne tenaient plus ensemble, et qu’ils se déchiraient à toutes les sutures du crâne. Le postillon avait conscience de la gloire qu’il gagnait ; il ne s’arrêtait pas, et je ne pense pas qu’aucun obstacle l’eût arrêté avant qu’il eût touché le but. J’étais réduit à tenir ma tête dans mes mains pour l’empêcher de me quitter. Une station parut à l’horizon. Qu’elle était loin, le terrain est si plat ! nous avions encore plus d’une verste à faire. Enfin nous arrivâmes. Pour le cocher, nous étions vainqueurs ; ce n’était pas sans peine. Nos rivaux nous suivaient de près ; joyeux d’être défaits par les ennemis, ils firent compliment à Louis de la manière dont nous faisions marcher le postillon ; Louis rejeta l’éloge sur ce dernier, qui allait perdre son pourboire, pour nous avoir si bien menés. Mais quand il apprit qu’il n’aurait rien, lui qui avait fait avec ses petits frères, les chevaux, une verste en trois minutes, il parut si désolé d’un côté, de l’autre si naïvement content de ses exploits, que pour ne pas bouleverser ses idées sur le beau, en matière de voyage, je lui donnai quinze kopecks ; il jeta son bonnet en l’air et nous remercia en nous baisant les mains.

Les étudiants nous proposèrent, si nous ne les trouvions pas trop mauvais compagnons, de réunir ensemble nos bagages, et de voyager avec eux dans la même voiture. Cette combinaison nous plut, et nous acceptâmes sans façons.

Joyeuse et vivante, heureuse d’être au monde, et de porter les longues bottes et les casquettes aux couleurs défendues, ne cessant de rire et de causer que pour chanter en chœur ou à plusieurs parties les chansons, je dirais presque les hymnes du Commers-Buch[1], la troupe ne tarda pas à nous communiquer sa bonne humeur ; la connaissance s’établit de suite. Nous fîmes donc route assez gaiement, avec non moins

  1. Recueil de chansons des étudiants allemands.