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tait, surtout chez les Allemands, par un zèle affecté de patriotisme, un mauvais vouloir qui pouvait être fâcheux, et ne laissait pas de me causer quelque souci. Je fus sur le point de retarder un voyage que je devais faire, les tchinowniks de La Rathhaus m’ayant refusé un permis de sortie, non sans joindre à leur refus beaucoup de grossièreté. Je les prévins qu’une heure après je leur apporterais un ordre écrit, ce que je fis en effet, et je les trouvai plus bassement humbles, plus obséquieux, de gestes et de paroles, que certes je ne l’aurais désiré.

Ce procès, je ne l’avais point cherché. Il finit cependant assez à mon avantage, en mon absence, non sur ma plaidoirie ; il est besoin d’un avocat et d’un mémoire écrit dans les juridictions supérieures. Si j’en constate ici l’issue, c’est pour rendre hommage à des hommes que je n’avais guère soudoyés.

Sur la fin de notre séjour en Livonie, la situation des étrangers devenait difficile.

Le bombardement de Riga était attendu. La forteresse de la Dunamünde ne semblait pas devoir tenir. Les pêcheurs et les bateliers étaient moitié de gré, moitié de force, enrôlés pour la croisade, et portaient sur leur casquette une grande croix de cuivre, signe de la guerre sainte. On préparait les fours à chauffer les boulets ; les maisons étaient pourvues de pompes. De nos fenêtres je voyais des recrues nouvelles faire l’exercice du canon de bois, pièce artificielle, montée sur une ombre d’affût. Ces hommes n’usaient pas de poudre, — les colonels aiment mieux faire des économies, — mais ils avaient déjà la précision automatique et la roideur saccadée qu’on demande au soldat. Plusieurs fois l’ennemi, pour parler le langage que nous entendions, parut devant l’embouchure de la Düna. On faisait alors une grande différence entre les Anglais et les Français. Les Anglais, disait-on, avaient couru sus aux barques de pêcheurs. Je me rappelle avoir écouté avec plaisir un prince, un général bien connu, chantant la Marseillaise et nous demandant de l’accompagner. Le maître de police était là ; il fit des observations ; on lui dit de s’en aller.


Un paysan et sa femme en costume d’hiver (Livonie).

Un soir, un exprès fut dépêché au colonel chez lequel nous prenions le thé, tranquillement assis autour d’une table. Sept navires de guerre venaient de mouiller devant les batteries. « Cette fois, nous dit-il, c’est pour de bon ; excusez-moi. » Le lendemain matin les vaisseaux avaient disparu.


II

Voyage d’été. — Préparatifs. — La télègue. — L’iemschik. — Première station. — Le prince S… — Volmar. — Les étudiants. — Dorpat. — Le lac Peyus. — Les verges. — Narva. — Les morts qui ressuscitent. — Orologie. — Kalkowa. — Serfs et seigneurs. — Saint-Pétersbourg.

En juillet, époque des grands jours et des fortes chaleurs, nous partîmes, Louis et moi, pour Saint-Pétersbourg.

Les moyens de transport, dont nous pouvions disposer sont peu nombreux. La malle-poste prenait quatre voyageurs à chaque départ, et partait deux fois par semaine. Il fallait retenir les places deux mois à l’avance.

Hors de là restait pour nous, qui n’avions pas de voiture, la poste extraordinaire, Pereklednoï, avec la télègue. L’invention de la télègue se perd dans la nuit des temps. « La télègue est une invention du diable, » disent les Russes. Cependant on l’appelle encore dans le pays : un équipage. C’est un chariot de bois : roues en bois, essieux en bois, chevilles de bois en guise de clous. La construction est rudimentaire : les membres de la télègue sont reliés par des cordes. Les chevaux sont attelés de cordes ; pas de banc d’ordinaire : le voyageur s’assied sur ses bagages. Il est là pour voyager, non pour prendre ses aises. S’il n’est pas content, qu’on lui prépare un sac d’écorces de tilleul rempli de foin ; cependant qu’il se munisse d’une courroie