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— pauvre philosophe galérien, — de l’inutilité de toute fatigue en ce bas monde. D’autres, au lieu de tailler des pavés, fabriquaient des œufs en pierre, des chariots d’enfants, des moulins, qu’ils vendaient aux passants. Comme il n’y a pas d’infamie à être galérien, les soldats vivent en bons camarades avec eux, et partagent leurs petits bénéfices, ceux par exemple qui résultent des aumônes qu’ils demandent dans les maisons, quelques-uns, — des Polonais sans doute, — en fort bon français.

Parmi ces galériens, plusieurs appartiennent à des familles assez haut placées, qu’ils ne déshonorent point. On en a vu qui n’habitaient point le bagne ; par une faveur assez singulière, ils avaient obtenu d’avoir leur propre maison, demeure somptueuse, où les servaient de nombreux domestiques, où ils recevaient une fort bonne compagnie ; seulement ils étaient galériens, et, comme tels, balayeurs des rues, en ces jours assez rares où les rues sont balayées. Le garde chiourme venait les prévenir à l’heure précise ; ils prenaient la casaque et le bonnet, et redevenaient forçats. Le fait m’a été raconté par un de leurs parents, qui ne se gênait point pour dire que la presque totalité de sa famille avait passé au bagne ou en Sibérie. Il était le dernier venu, et devait à son âge d’avoir été préservé.

Quelques-uns des galériens sont réputés dangereux. On les rive à une brouette, qui ne les quittera plus, même à la mort ; leur front est marqué au fer rouge et rasé d’une façon bizarre. À cause de cela, quand ils s’évadent, ils sont facilement ressaisis, car on ferme les portes par lesquelles ils sont présumés pouvoir s’enfuir, et les passants sont obligés de se découvrir devant le factionnaire, pour montrer qu’ils n’ont pas la tête rasée. Je traversais un soir le pont de la forteresse, quand la sentinelle m’empêcha d’aller plus loin, avant d’avoir accompli cette formalité. Je m’arrêtai devant le soldat, étonné autant que lui-même l’était de voir que je ne me rendisse pas à ses paroles, dont je n’avais pu saisir le sens. Il voulait s’assurer si mes cheveux étaient bien à moi ; il essaya de se faire comprendre par signes, mais j’étais trop borné pour rien entendre à sa pantomime ; ne sachant enfin comment vaincre mon inertie, il me donna l’exemple, le brave homme ; il retira son casque et découvrit sa tête, puis il passa sa main sur ses cheveux qu’il me fit voir.

Je remarquai qu’ils étaient blonds, rien de plus. Que faire ? Comment savoir si je n’étais pas celui-là même qu’il devait arrêter, le galérien passant incognito sous le déguisement d’un étranger ; je ne voulais pas faire voir ma tête.

Il fallait qu’il y eût là quelque chose : notre factionnaire était embarrassé.

Un officier s’avança heureusement à l’autre extrémité du pont ; peu de temps lui suffit pour se mettre au courant du débat. Il se prit à rire de bon cœur, et me dit que je parviendrais facilement à convaincre le factionnaire que je n’étais pas un galérien ; je levai mon chapeau ; je n’avais la tête rasée ni d’un côté ni de l’autre ; je fus autorisé à continuer ma route.

Je n’ai point parlé jusqu’ici des religions. Elles ont une grande importance en Livonie ; les églises sont nombreuses : églises, chapelles ou temples de luthériens, de presbytériens, de réformés de toutes les confessions, de catholiques, qu’ils soient romains ou grecs. Les derniers sont les plus intolérants, parce qu’ils sont maîtres. Il est un point sur lequel l’attention publique n’est à coup sûr pas assez éveillée en Europe. Tandis que la Russie étend démesurément ses bras sur l’Asie, de façon à devenir bientôt menaçante pour les Indes et pour la Chine (voir la Sibérie de M. F. de Lanoye), elle gagne pied à pied du terrain en Europe. C’est l’affaire d’un prosélytisme incessant. Je ne parle point des prétentions de la Russie au protectorat des grecs orthodoxes, mais de règlements mal connus, qui absorbent insensiblement toutes les religions existantes encore en certaines provinces, au profit d’une seule, la religion grecque, celle du Tzar. Résultat d’autant plus funeste qu’il est presque impossible de sortir du giron de cette orthodoxie. Il suffit que l’un des époux appartienne au culte orthodoxe, pour que les enfants à naître soient catholiques grecs. Par une suite naturelle de la vie, la minorité, — les dissidents, déjà peu favorisés par l’État, — va se perdant de plus en plus sans pouvoir se refaire, enveloppée qu’elle est, et comme noyée dans une masse toujours grossissante. Ceux du pays, qui s’en aperçoivent, ne voient pas de remède à ce mal. Les protestants seuls, si fort disposés à passer de l’une à l’autre des confessions de l’Église réformée, se tiennent sur leurs gardes. Ils ne s’unissent guère qu’entre eux ; les autres ne résistent pas.

Qu’on songe de plus que les mariages sont si féconds, qu’il n’est pas rare de voir des familles de quatorze, quinze, et seize enfants, dont plus de la moitié, il est vrai, meurt en bas âge[1], faute de soins, et l’on aura une idée du déluge d’hommes, presque de barbares, que cet empire immense, encore mal peuplé, par rapport à son étendue, mais bercé de rêves et de traditions ambitieuses, peut, s’il arrive à l’unité despotique, jeter un jour sur nous.

Le gouvernement, pour qui les affaires religieuses sont presque exclusivement politiques, préfère cette marche lente à une persécution manifeste, et se sent d’autant plus sûr d’arriver à son but, qu’il tient en ses mains les caisses des églises. Il ne laisse disposer des fonds que suivant qu’il y a opportunité à son point de vue.

Il est une des sectes de l’Église grecque, dont les membres, nommés scopti, sont poursuivis sans miséricorde, et qui ne s’éteint point cependant. Les changeurs de monnaie, les marchands d’or, les petits banquiers subalternes, en font souvent partie. Chargés d’un embonpoint maladif, presque imberbes, ces hommes, après s’être mariés et avoir eu des enfants, ont subi, jeunes encore, pour obéir à une parole mal interprétée de leurs livres religieux, la mutilation imposée aux prosélytes.

  1. Sous Catherine, les trois quarts et au delà. (Circulaire de l’impératrice, 31 juillet 1767, § 266.)