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sont les mets les plus recherchés, et les invités trouvent aisément moyen de montrer qu’elles ne sont pas inutiles. Si leur seul mobile est l’envie de plaire à l’amphitryon, je n’oserais le dire. Ils se réduisent en effet à de singulières extrémités. « Je serai malade tout aujourd’hui, me disait un conseiller d’État, j’ai dîné hier en ville. »

Les toasts sont fort en usage, accompagnés de quelques paroles, qui sont parfois un long discours, auquel il est malséant, presque grossier de ne pas répondre.

L’habitude aussi à la fin du repas est de venir les uns après les autres saluer l’hôtesse, qui demande courtoisement à chaque invité si le dîner lui a été agréable au goût. L’invité répond : « très-agréable ; » c’est la formule employée, et la seule, je crois. Dans l’intérieur de la famille, les enfants baisent la main du père et de la mère, hommage ou remercîment un peu humble peut-être, de la nourriture qu’ils ont reçue. Les domestiques arrivent ensuite, non pas baiser la main, mais embrasser la manche du vêtement du maître. Ces formes révérencieuses n’ont rien d’étrange ici ; elles sont également celles des femmes catholiques romaines ou grecques, à l’égard du prêtre. Quelques-unes le baisent aussi à l’épaule. Quant aux pauvres gens, aux mendiants, il en est qui prennent pour les embrasser, les pieds de ceux dont ils ont obtenu quelques kopecks.

Dans les restaurants, le service se fait soit en allemand, soit en russe, suivant la clientèle qu’ils reçoivent. J’égayai fort, un jour, à mes dépens, sans qu’il y eût, à mon sens, rien de bien comique dans la confusion que j’avais faite, le personnel de l’un de ces établissements. — « Garçon, dis-je en allemand, Keller, apportez-moi un morceau de Kinderbraten. » Le garçon se prit à rire à gorge déployée, d’un gros rire brutal, épais et content ; puis il ne trouva rien de mieux que d’appeler son maître pour lui faire partager sa joie. Le maître vint à l’appel du domestique, et tous deux, ensemble, bien d’accord, à l’entrée de la salle, s’appuyant les mains sur leurs genoux, et comme accroupis pour être plus à leur aise, continuèrent, en y revenant à plusieurs fois, leur concert de rire bruyant. Quand il leur plut d’avoir fini, je sus que j’avais pris, sur le papier qui servait de carte, une lettre majuscule pour une autre, un K pour un R, et demandé de l’enfant rôti, au lieu de je ne sais quelle viande rôtie. Cette scène, d’un goût douteux, ne se serait point produite chez les Russes, plus civils, à moins qu’ils ne soient en colère, plus bienveillants pour l’étranger, moins gourmés, moins lourds, plus spirituels, plus déliés, même dans la plus infime condition, que l’Allemand de la classe moyenne.


Pope portant son lait. — Dessin de d’Henriet.

Le thé que tout le monde aime, à quelque classe qu’il appartienne, est de qualité bonne ou mauvaise, mais en général bien fait. Les riches en emploient qui vaut jusqu’à deux cents francs la livre ; les pauvres se servent parfois des feuilles qui ont déjà été infusées. Boire du thé, autant qu’aller en traîneau, ou faire crier la neige sous ses pieds, sont des plaisirs de Russe. Les marchands de thé et d’autres boissons chaudes circulent dans tous les endroits de réunion polaire. Mais les liqueurs fermentées et alcooliques exercent une non moins grande attraction, et des plus malfaisantes. On est adonné à l’ivrognerie, et le désolant spectacle d’une femme qui trébuche ou tombe ivre morte, est malheureusement commun, surtout après les carêmes, et aux nombreux jours, que fête, sans compter les dimanches, l’Église orthodoxe. Les popes même, dont la condition est réellement misérable, chargés d’enfants, pauvres, mal instruits, assez méprisés, ne sont guère au-dessus de ce dernier vice.

La nourriture de tout ce monde qu’on paye au jour le jour, coûte peu ; elle est souvent répugnante d’aspect, d’odeur, et j’ajouterai, de saveur. J’y ai goûté, ne voulant pas imiter ce voyageur de ma connaissance, qui déclarait n’avoir jamais pu s’habituer au caviar, et à qui je demandai s’il en avait essayé : « Jamais, » me répondit-il. Dans les restaurants en plein air, des femmes malpropres, pétrissent de leurs mains graisseuses, des boules de pommes de terre, qui ne sont pas faites pour ouvrir l’appétit. Aux environs des postes de soldats, des casernes et du bagne, d’autres femmes débitent de la purée de pois glacés délicieuse, dont on a une tranche pour un demi-kopeck, et qu’elles arrosent d’un peu d’huile rance, visqueuse et fort poivrée, non sans passer proprement