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abondance et à bon compte en Livonie. Ceux de luxe ou d’art sont d’un prix exorbitant ; on les tire d’Allemagne, de Hollande, d’Angleterre, et surtout de France, de Paris : mais beaucoup de choses dont on se passe difficilement ailleurs, notamment les grandes pièces d’horlogerie, les pendules, les bronzes, sont presque introuvables : les classes supérieures en ont à peine senti le besoin ; les autres n’en ont pas la notion.

Les journaux et les livres de France n’arrivent pas sans être soumis à la censure. Malgré certaines restrictions et certaines railleries sur la légèreté française, il y a, parmi les Allemands, et beaucoup plus parmi les Russes, quand la Russie et la France ne sont pas en état d’hostilités ouvertes, comme je le vis à la fin de mon séjour, une sympathie manifeste pour la France, dont les femmes recherchent avidement les modes, et dont les hommes aiment les idées.

Une partie de nos mœurs est pourtant fort critiquée : ainsi nos mariages, tels qu’ils se présentent, tant sur nos théâtres que dans la vie réelle, où les deux époux se connaissent souvent si mal et depuis si peu de temps ; c’est un texte inépuisable de plaisanteries, que nous méritons d’ailleurs sous plus d’un rapport. J’ai raconté l’essai de fiançailles dont j’avais été témoin à Dubbeln. J’ai vu en Livonie des fiancés qui s’épousaient après vingt-cinq ans d’attente : la mariée avait quarante-sept ans au moment de ceindre la couronne de myrte. Pauvres amours, dont nous serions peut-être tentés de rire, dignes de respect cependant, si l’on y regarde d’un peu près ! Mutuellement l’un et l’autre des fiancés s’étaient rendu leur promesse, et se l’étaient gardée. L’homme se mariait seulement ce jour-là, parce qu’il était ce jour-là seulement en mesure de donner à sa femme, suivant l’expression brutale et honnête du pays, du pain, c’est-à-dire une position.

Pour la plupart des femmes, l’influence qu’elles exercent est fort diminuée après le mariage. Leur liberté même, assez grande auparavant, est restreinte. Le mari devient un supérieur, entouré de tendres soins, et qui protége d’assez haut sa compagne. Elle reste ménagère, bonne et sans prétentions, savante à confectionner les sandwichs et les pains beurrés. Elle accepte sans se plaindre cette situation, qu’elle trouve naturelle. Elle veille à l’ordre, aux détails d’intérieur, à la nourriture. Cela seul suffirait, au besoin, à constituer pour elle un travail incessant ; car ce sont de terribles appétits que ceux des estomacs du Nord. La réfection occupe un temps considérable. On prend peu de chose le matin ; mais à partir du déjeuner, le dîner, le café, le thé, le souper se succèdent avec une rapidité capable d’effrayer ceux qui n’y sont point exercés.

Au moment où ils vont se mettre à table, on vient présenter aux convives la liqueur de Cumin, le kymmel, que les hommes se versent tour à tour et boivent dans le même verre, l’accompagnant à leur gré, pour aiguiser leur faim, d’une tranche de jambon ou de saumon fumé, de petits poissons crus marinés, strœmlings, que fournissent plus spécialement les pêcheurs de l’île d’Œsel, l’île des vieux sanctuaires du nord (voyez la carte, page 115), ou d’un peu de caviar sur du pain.

Les commensaux trouvent à côté de leur couvert plusieurs rondelles de pain fort minces. Chacune de ces rondelles est d’un pain différent : l’un est du pain noir grossier, pâteux et désagréable, quand il est frais, fort aromatisé de coriandre, d’anis, d’écorce de citron, de cumin ; un autre pain de couleur grise, d’une farine tamisée plus fin, est fort estimé ; c’est le pain aigre ; un troisième est le pain blanc. Je ne parle pas ici du pain des pauvres gens. Le premier pain de paysan que je vis me parut fait avec de l’écorce d’arbre, tant les éléments en étaient gros et sans cohésion. L’usage du pain, ce qu’on en appelle l’abus, est du reste presque partout proscrit ; il passe pour développer chez l’individu certains vices de sang auxquels les habitants de ce pays sont fort sujets, dont ils ne se cachent nullement d’ailleurs, et que ne font point disparaître les nombreux médecins tant allopathes qu’homœopathes, — l’homœopathie est fort en honneur, — qui sont en possession de les soigner.

Quant aux mets, ils sont d’une fantaisie désordonnée à mon sens, et d’autant plus désordonnée, que cette cuisine rarement simple est fort lourde. Il entre de tout dans les potages, hors des choses raisonnables. Qu’on en juge : voici des potages au poisson ; des potages au vinaigre et au cochon de lait ; des potages à la choucroute, au mouton et au bœuf ; des potages aux poires tapées ; des soupes à la glace. Les brochets de l’Aa, les monstrueux saumons de la Düna, les gibiers recherchés parmi lesquels le coq de bruyère et la gelinotte ne sont pas rares, ont quelque peine à faire oublier ce commencement. On apporte sur la table avec les rôtis, des confitures de toutes sortes, dont la plus commune est celle de l’airelle des bois ; des conserves de concombre, du caviar, et des pickles-sauces plus corrosifs que l’encre à marquer le linge. À ces condiments se joignent d’ordinaire le gingembre et le raifort. L’absence de fruits se fait remarquer au dessert, la plupart étant exotiques et par conséquent fort chers. Les pêchers, les poiriers, les cerisiers ne portent guère de fruits ; sauf ceux que produisent quelques pieds de vigne cultivés dans les serres, les raisins viennent de Crimée. Cependant on voit beaucoup de pommes dont la mise en vente à la fin de la saison d’automne est l’objet d’une fête particulière.

On boit peu de vin, les femmes surtout ; j’excepte certains grands repas où le champagne coule à flots. Aucun autre vin parfois n’est présenté sur la table, et on le verse dans de grands verres. Cela passe pour être fort luxueux, ainsi que les dîners qu’on fait venir tout entiers de Paris, et qu’on exhume au bon moment de leur boîte de fer-blanc.

J’ai été frappé du très-naïf désir que marquent les convives, de faire largement honneur à tout ce qui paraît devant leurs yeux. Ils ont des interjections particulières, de douloureux regrets : « Ah ! je n’ai plus de place ! » pour les délicatesses inattendues. Les délicatesses