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lequel elle a malheureusement peu de points de contact. Plusieurs de ces marchands pourraient rappeler, si le climat l’eût permis, les commerçants de l’ancienne Venise, magnifiques et prodigues. Plus riches que les possesseurs de terres, souvent endettés par l’émulation même du luxe et par le jeu, ils prêtent aux fonctionnaires du gouvernement, toujours pauvres par suite de leurs besoins : emprunts à fonds perdus, en toute connaissance de cause des deux côtés, car le bailleur de fonds n’ignore pas qu’on peut, à un moment donné, lui infliger des peines redoutables, dont ni lui ni les siens ne sont jamais trop à couvert.


Marchand de glaces, à Riga.

Les cultivateurs, paysans de la Livonie, sont Lettons ou Esthoniens. Les Esthoniens occupent le nord. Les Lettons sont le peuple le plus malheureux que j’aie encore vu. Après les droits et les prérogatives des classes supérieures, il leur reste peu de chose. Cependant ils passent dans le pays pour à peu près libres depuis le commencement de ce siècle. Dès l’an 1200, ils étaient sous le joug ; un couvent de Cisterciens s’établissait à la Dünamunde, à l’endroit où s’élève la forteresse actuelle. Race dégénérée et persistante, de peu d’intelligence, accablée de mépris ! Leur langue a quelques mots de commun avec la nôtre. L’homme et la femme sont sans jeunesse ; leur physionomie est marquée d’apathie et d’abrutissement. Ces gens sont domestiques, ou bien ils viennent à la ville pour amener des provisions, vêtus de longs pardessus de bure grossière, qui ont quelque ressemblance avec la capotte du soldat russe. Ils ont des culottes larges et flottantes, et sont coiffés, l’été, d’un chapeau à large bord, qu’ils ornent d’une pipe placée en sautoir ; l’hiver, d’un bonnet de fourrure d’une forme assez étrange. Ils portent des cheveux longs, la plupart d’une couleur indéfinie, blonde ou brun passé, tombant sur le front et sur les yeux ; on leur voit la bouche ouverte avec une expression étonnée et stupide ; ils sont maigres, ont peu de teint et beaucoup de rides. Ils conduisent des charrettes attelées de chevaux au poil fauve, et si petits, qu’ils ne dépassent pas la grosseur d’un âne de nos pays, dont ils ont d’ailleurs l’œil vif et l’air allègre ; ces animaux sont pleins de feu, et capables de fournir une longue course ; ils se montrent fort dociles à la voix ; ils accourent de loin au sifflement de leur maître. L’hiver, sur le fleuve glacé, passent d’interminables files de charrettes lettones, avec leurs conducteurs à moitié endormis ; car le sommeil est la passion de ces pauvres gens. Leur bonheur est d’aller aux jours de fête dormir dans les cabarets. Ils semblent incapables de violence. Longtemps toute plainte contre le seigneur leur a été interdite d’une manière absolue. Les curés avaient ordre de les exhorter à rester soumis et tranquilles. Ils sont encore, à peu de chose près, ce qu’ils étaient autrefois, quand ils se défendaient si mal contre les chevaliers-moines bardés de fer. Telle était leur ignorance des choses de la guerre, qu’ils s’imaginaient alors renverser, en les tirant avec des cordes, les tours maçonnées qui s’élevaient pour mieux assurer leur servitude. Leur espoir est dans l’autre vie, la vie posthume. Ils portent, dit-on, un peu de bois sur les tombeaux pour aider les morts à faire du feu dans l’autre monde. Je me rappellerai, je pense, toujours, avoir vu un de ces jeunes paysans, saisi par un soldat de police, qui le frappait rudement sur la tête. Le paysan ne rendait pas les coups ; d’une main il essayait de repousser doucement le soldat, de l’autre il s’arrachait les cheveux en levant au ciel de grands yeux ronds, et cela avec une douleur si vraie, que tout autre que le soldat eût été ému de pitié. Le soldat lui prit les bras qu’il ramena par derrière ; il les attacha d’une longue et légère ficelle, dont il saisit un bout, et en continuant à le frapper de temps à autre, il le fit marcher devant lui.


Paysan des struzzes venu à Riga.

Les mariages des Lettons ne sont pas précisément libres : la manière dont ils se font, — je n’en ai pas été témoin, — mérite d’être mentionnée. Le maître a tout avantage à augmenter le nombre des familles, l’obrok, la redevance, étant payée par chaque mâle ou homme marié. Un homme marié constitue une âme ou paysan, et la fortune du seigneur s’évalue en général par le nombre d’âmes ou de paysans qu’il occupe. L’intendant ne néglige point le croît de ce bétail humain. Quand il y a dans la terre un certain nombre de filles et de garçons nubiles, on les mène un jour de fête, en nombre égal des deux côtés, dans un cabaret ; on les enferme pendant une heure dans une même chambre. L’intendant leur fait servir au besoin des noix, des pains d’épice ou des figues. Ne faut-il pas savoir dépenser à propos ? Quand ils sortent, leurs choix sont faits, des premiers jusqu’aux derniers, qui n’ont guère eu l’occasion de