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misaient leur charrette. Les rayons du soleil ont commencé à devenir plus directs et plus tièdes ; on s’attend à voir la débâcle des glaces. Les portes de la ville sur le quai sont fermées presque jusqu’en haut, de crainte d’inondation. Soudain on entend un coup de canon qui semble parti de la forteresse. Ce n’est pas la forteresse qui a donné le signal, mais le fleuve qui s’est mis en route. Majestueusement, d’une seule pièce, je l’ai vu ainsi, il va vers la mer, vrai chemin qui marche, d’une façon si fantastique et si inusitée, qu’au premier moment j’ai cru que je marchais moi-même. Rien sur cet immense glaçon, que quelques animaux égarés. On n’entend aucun bruit que l’aigre froissement de la glace contre les rives. À partir de cet instant, le printemps est venu. Magnifique moment, où la végétation se développe et grandit avec une splendeur et un débordement de vie, dont nous nous faisons à peine une idée dans nos climats tempérés. Où vous n’aperceviez qu’un sol aride, qui vient d’être débarrassé des neiges, s’élèvent déjà pleines de force et de sève, au plus vite, pour regagner le temps perdu, une verdure jeune et charmante, des herbes qui réjouissent les yeux attristés. En même temps on rétablit le pont mobile et flottant, qui relie l’une à l’autre les rives de la Düna. Les navires, qui attendaient dans le golfe, remontent alors le cours du fleuve, que descendent les barques ou struzzes venues de l’intérieur. On pourra venir le soir entendre les très-mélancoliques romances des paysans, qui, assis à la proue de leur bateau, chantent en s’accompagnant, et en improvisant paroles et musique. On les verra quelquefois aussi dans les campagnes, mais jamais bien loin de la ville, portant leur balalaïka, guitare primitive, faite à la hache, à caisse triangulaire et à trois cordes. Ils tirent quelques sons de cet instrument ingrat[1].

Le printemps dure peu. Il est bientôt remplacé par un été sec, où soufflent parfois des vents chargés de sable, et par une chaleur que les nuits n’adoucissent plus, chaleur si vive que dans les bois pleins de mousses et de lichens, les arbres d’essences résineuses, dont les parfums d’ambre et d’encens brûlés par le soleil sont si bienfaisants et si doux, prennent quelquefois feu spontanément. Les herbes deviennent rousses ; les feuilles tombent et les giboulées d’octobre, assez semblables à celles que nous connaissons au mois de mars, reviennent, suivies de près par la neige, les glaces et le traînage de l’hiver.

Les divisions de la société ne correspondent pas toutes à celles des races, ni même à celles des croyances, dont je parlais tout et l’heure. Les mœurs en ont établi, il faut le dire, d’aussi profondes entre les classes diverses. La noblesse des provinces baltiques est un corps puissant. et considéré ; elle est de souche allemande, comme la bourgeoisie, et se prétend à juste titre plus ancienne que la noblesse russe, qui d’ailleurs ne le conteste point. Elle jouit de priviléges nombreux, se réunit en assemblées périodiques, nomme des maréchaux pour veiller à ses intérêts, confère même la noblesse. Plus d’un tzar et d’une impératrice ont sollicité ces diplômes. Quand en 1764, Catherine visita l’Esthonie et la Livonie, elle y trouva comme un camp retranché de la féodalité. Le peuple, traité d’étranger, n’avait aucun droit ; il ne connaissait que les titres, droits et priviléges de la chevalerie allemande de Livonie et d’Esthonie. Catherine obtint que le paysan fût possesseur de ses meubles, de son bétail, de sa récolte, s’il ne devait rien à son seigneur, et qu’on ne pût le vendre à l’étranger sans payer deux cents thalers d’amende, quatre cents, si le mari était séparé de sa femme. Le gouverneur des provinces était nommé procureur des causes muettes. On reconnaissait que les hommes avaient péri par une maladie insensible et habituelle. Devenues plus humaines et mieux éclairées sur leurs propres intérêts, ces provinces essayèrent de porter remède au mal de tous. L’Esthonie conçut dès 1816 l’idée de l’émancipation, que la Courlande développa (1817), que simplifia la Livonie (1819). Toutefois l’affranchissement véritable, car les concessions de 1819 ne permettaient pas encore au paysan, valet de ferme ou domestique, de posséder la terre, l’affranchissement véritable, même avec de communs efforts, ne se fera pas rapidement. « Les pères ont mangé du fruit aigre, dit le proverbe russe, et les enfants ont les dents agacées. »


Marchand russe de la deuxième Guilde, à Riga.

Les artisans, les marchands, les armateurs, les banquiers, font partie de la bourgeoisie, dont les priviléges, moindres que ceux de la noblesse, sont encore importants. Les marchands eux-mêmes se séparent en plusieurs classes bien tranchées, suivant la Guilde à laquelle ils appartiennent. La première seule paye un impôt, qui lui vaut le droit de commercer avec l’étranger. Hommes et femmes de cette classe mènent une vie large et hospitalière, aiment les plaisirs, la danse, la musique, les voyages. Tel se dit assez modestement marchand, et passe une partie du jour dans ce qu’il appelle son comptoir, qui possède, tant à la ville qu’à la campagne, toutes les aises de la vie et d’un luxe princier. Cette bourgeoisie, que recommandent beaucoup de qualités aimables, une hospitalité sans limites, et une réelle honnêteté de mœurs, rare en Russie, n’a pas de plus grand défaut que sa vanité à l’égard du paysan, avec

  1. J’en ai acheté un jour une, toute neuve, moyennant, je crois, vingt kopecks.