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à-dire à la place d’honneur, sont deux tombes placées côte à côte, la tête dans la direction de la Mecque. L’une est surmontée d’une très-belle pierre vert foncé, large de deux empans et demi, longue de dix, épaisse de six doigts. Elle est posée à plat en deux morceaux sur le tombeau de Timour. La seconde, décorée d’une pierre noire à peu près aussi longue mais un peu plus large, abrite les cendres de Mir-Seid-Berke, le maître spirituel de Timour, auprès duquel, par un sentiment de reconnaissance, le grand émir voulut être enseveli. Tout autour sont d’autres pierres funéraires, petites ou grandes, marquant la place où reposent les femmes, les petits-fils et les arrière-neveux du grand homme. Leurs inscriptions sont en langue persane ou arabe.

L’intérieur de la chapelle, où des arabesques d’albâtre, dorés par endroits, s’enlèvent heureusement sur un beau fond d’azur, atteste le goût d’un véritable artiste et produit sur l’œil un effet merveilleux. Il nous rappelle l’intérieur du sépulcre de Musume-Fatma, que nous avons vu en Perse dans la ville de Kom ; mais tandis que ce dernier est surchargé d’ornements, la sobriété du second, sa simplicité grandiose lui donnent une supériorité marquée. Nous descendîmes par un long escalier à une crypte reproduisant les proportions de la chapelle supérieure et où les véritables tombes sont rangées dans le même ordre que celles d’en haut. Celle de Timour renferme, à ce qu’on assure, des valeurs considérables. Sur une table est un Koran in-folio, transcrit sur une peau de gazelle. C’est, dit-on, l’exemplaire écrit par Osman, le secrétaire de Mohammed et le second des khalifs. Timour l’aurait enlevé au trésor du sultan Bajazet et rapporté de Brousse dans sa capitale. On lit en face du sépulcre l’inscription suivante en lettres blanches sur fond bleu :

« Ceci est l’œuvre du pauvre Abdullah, le fils de Mohammed natif d’Ispahan. »

À cent pas environ de l’édifice que je viens de décrire, s’élève un autre dôme bâti simplement, sous lequel repose une des épouses favorites de Timour. Sur un des côtés de ce dôme est suspendue une espèce d’écheveau qui passe pour contenir du Muy-Seadet (poil de la barbe du Prophète) et qui depuis bien des années préserve, dit-on, d’une chute complète, ce bâtiment crevassé de toutes parts.

Les medresses (colléges). — Quelques-uns sont encore peuplés ; les autres, déserts, n’offriront bientôt plus qu’un monceau de ruines. Parmi ceux qu’on entretient avec le plus de soin, il faut compter le médresse Shirudar et le medresse Tillakari, tous deux bâtis à la vérité bien après l’époque de Timour. Le dernier nommé emprunte son nom aux dorures dont il est profusément orné, car Tillakari veut dire « ouvragé d’or ; » il date de l’an 1028 (1618). En face de ces deux collèges se voit le medresse Mirza-Ulug, construit en 828 (1434) par Timour, petit-fils de son glorieux homonyme. C’est dans ce bâtiment qu’on avait placé un observatoire célèbre dans le monde entier, lequel fut commencé en 832 (1440), sous la direction de trois savants, Gayas-ed-din, Djemshid, Muayin Kashani, et l’Israélite Silah ed-din Bagdadi.

Ces medresses encadrent la principale place, ou le Righistan de Samarkand, plus petit, il est vrai, que celui de Bokhara, mais garni d’échoppes comme ce dernier, et fréquenté par des foules tumultueuses. À quelque distance de là, et dans le voisinage de la Dervaze Bokhara, se trouvent les ruines considérables du medresse Hanym qu’une princesse chinoise, femme de Timour, fit élever à ses frais, et qui réellement devait être magnifique.

Outre les bâtiments que je viens d’énumérer on rencontre çà et là d’autres tours et d’autres dômes, vestiges obscurs d’époques lointaines. Après toutes les investigations dont je pus m’aviser, je n’ai pu découvrir la moindre trace de cette bibliothèque gréco-arménienne que Timour victorieux aurait rapportée à Samarkand, s’il fallait en croire une tradition universellement accréditée. Un prêtre arménien, nommé Hadjutos, venu de Kaboul à Samarkand, a prétendu avoir découvert dans cette dernière ville d’énormes in-folio garnis de lourdes chaînes, et cela au fond de ces tours où, de peur des djins, pas un musulman n’oserait s’aventurer. Je ne saurais admettre, quant à moi, l’existence de cette bibliothèque ; et je me trouve en contradiction non moins formelle avec ceux qui attribuent une origine chinoise aux monuments de Samarkand.

La ville nouvelle, dont les murailles sont à une grande lieue en dedans des anciens remparts, compte six portes et quelques bazars qu’on peut regarder comme ayant survécu au reste de la vieille cité. Dans ces bazars se vendent, à très-bas prix, malgré leur réputation, des objets fabriqués en cuir, et des selles de bois dont le vernis ferait honneur à nos ouvriers européens. Pendant ma résidence dans la capitale de Timour, les rues et les endroits publics regorgeaient de monde, le retour des troupes pouvant être regardé comme la principale cause de cette affluence extraordinaire. Quant à la population normale, je ne pense pas qu’elle excède quinze à vingt mille âmes dont les deux tiers sont Ozbegs, et le reste se compose de Tadjiks. L’émir, qui habite en général Bokhara, passe régulièrement deux ou trois mois de l’été à Samarkand, où la chaleur est moins insupportable, mais l’eau qui m’avait été recommandée comme une véritable abi-hayat (ambroisie) m’y a paru aussi mauvaise que possible.

Dehbid (les dix saules) située à une lieue de Samarkand, sur l’autre bord de la Zerefsham, mérite par ses agréments une mention particulière. C’est un but de pèlerinage et de récréation.

Sans aller aussi loin que l’habitant de l’Asie centrale, et sans dire comme lui, que « Samarkand ressemble au paradis, » il faut cependant être juste et convenir que cette ancienne capitale éclipse par sa situation et les richesses végétales dont elle est entourée toutes les autres villes du Turkestan. Khokand et Namengan sont classées encore plus haut dans l’opinion des indigènes ; mais un étranger qui n’a pas eu l’occasion d’en juger