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des forêts dont la densité augmente à mesure qu’on va au midi. Ces montagnes sont granitiques, et inclinent vers la plaine ces plans inclinés, presque lisses, désespoir du voyageur déçu à qui ils semblent de loin promettre de faciles ascensions. Deux belles traînées de doums[1], qui vont se réunir derrière les rochers du nord-ouest, non loin d’un mont mamelonné appelé Otba, marquaient le cours des deux torrents qui forment le Togoy. Au fond s’ouvre une percée à travers laquelle l’œil distingue, par-dessus des collines au dos jaune et arrondi, de hautes montagnes qui bleuissent dans les brumes : on me les a nommées Sotirba.

Je traversai successivement le grand Togoy, le grand et le petit Telgo, et j’entrai, immédiatement après avoir passé ce dernier torrent, dans des schistes alternant avec quelques lits de marbre calcaire d’une remarquable beauté. Les blocs confusément épars dans la plaine tranchaient vivement, par leur blancheur zébrée de bleu, sur la teinte plombée des schistes, et rappelaient parfaitement certaines ruines de la Grèce ou de l’Asie Mineure : un effendi qui m’accompagnait en fit même l’observation. Je campai ce soir-là à Fakeda tamyam, que Burckardt appelle Fakedol, et qui a une trentaine de puits de bonne eau, mais qui n’est point à proprement parler un lit de torrent, aux berges nettement dessinées, comme ceux que j’avais traversés jusque-là. Le torrent qui descend des montagnes du sud et dont le cours est marqué par des bouquets de doums, déjà plus espacés, s’épanche en liberté dans la plaine et se trace capricieusement un lit qui doit varier chaque année. Fakeda marque du reste le passage de la région montagneuse, qui reste à l’est, à l’immense plaine qui commence là pour ne finir qu’aux montagnes de Meroé.

En repassant dans ma mémoire le pays que j’avais traversé dans cette laborieuse journée, et me reportant au projet de chemin de fer entre Saouakin et Kassala, je dus conclure que cette section de Togoy à Fakeda, rocheuse, inégale, sillonnée de cent en cent mètres de torrents qui devaient charrier au kharif des masses de sable et de gravier, serait une des plus coûteuses que j’eusse encore vues, et que cette ligne était à peu près impossible. Reste à voir si l’avenir me donnera là-dessus un démenti. À Fakeda commence une nouvelle région botanique. Aux éternels mimosas que j’avais vus depuis Langheb je voyais se mêler nombre d’arbres particuliers à la plaine (khala), comme le tarfa, ami des torrents et des sables, le sidr (lotus nabak) avec ses petits fruits à noyau dont les Arabes sont si friands, et dont le goût rappelle assez celui de nos pommes d’Europe. Les gousses brunes et les fleurs jaunes du sené (senna-méka) rampent sur les parties les moins arides du terrain, tandis que l’ocher (asclepias) élève à la hauteur des arbres ses tiges blanchâtres, ses fruits trompeurs et le vert cru de ses larges feuilles. Adieu la majesté nue et sombre des paysages du Langheb et de ces cirques rayés de traînées de doums, cernés de murailles de granit ouvrant sur le désert leurs splendides échappées : une autre nature leur succède, moins pittoresque et plus monotone, mais où l’on trouve encore ce caractère grandiose qu’un paysage africain ne perd jamais tout entier. J’en ai surtout subi l’influence en traversant le lendemain la plaine nue, sans fin, tapissée d’une herbe fine comme la soie et haute de quatre pouces, qui frémit et ondule à la moindre brise, tandis qu’à l’horizon un soleil aveuglant fait flotter les petites vagues bleues d’un mirage qui ne réfléchit même point la forêt fantastique d’usage, tant les arbres sont encore loin. L’impression qui en résulte pour le voyageur accoutumé à l’Afrique est complexe, plus aisée à sentir qu’à décrire, mais, au fond, formidable. Ce gazon doré sous ce ciel de saphir ne peut lui faire oublier l’horrible mort qui l’attend, s’il vient à perdre l’unique sentier tracé par le pas des caravanes. Des catastrophes de ce genre sont ici sans exemple, parce qu’elles exigeraient un concours de deux ou trois circonstances funestes qui ne se trouvent jamais réunies : mais il suffit de se dire qu’elles ont pu arriver, ne fût-ce qu’une fois par siècle. Ce sol, en effet, est d’une aridité rare : les sources sont éloignées, connues des pasteurs seuls, et il faut être très-familier avec la topographie de la contrée pour savoir s’orienter sur les montagnes disloquées que l’on ne cesse d’avoir à sa gauche jusqu’à Abou-Gamel, et qui semblent des écueils émergeant de la mer.

Après Fakeda, je trouvai le khor de Gadamaib où je fis mon kief de midi sous de beaux tarfa, et où je vis des traces de cultures récentes de dourra. Le terrain est une alluvion légère, grise et sablonneuse, favorable au dourra et au coton : les khors qui ne sont pas encaissés et qui épanchent leurs eaux irrégulières sur un plan à peine plus bas que le reste de la plaine, créent avec le maigre humus charrié des montagnes ces alluvions chères aux nomades.

Parti de Gadamaib, je ne vis plus de cultures. Au khor de Sarara, je trouvai les derniers doums de cette route : ce khor, comme tous ceux qui suivent, se jette au Gach bien loin à l’ouest. Le terrain était un grès sablonneux, que perçaient çà et là des masses de granit : le quartzite élevait par endroits ses blancs monticules. La végétation devint un peu moins pauvre vers le khor Togwan, et au grès succédèrent des zones d’une terre noire, grasse, fendillée par la chaleur, comme la oualka d’Abyssinie : sol excellent, riche en matières organiques, mais trop compact pour la culture à moins d’amendements. Au coucher du soleil, je trouvai en travers de la route un malheureux chameau,

  1. Le langage familier des Français établis au Soudan a donné droit de bourgeoisie à certains mots arabes qui seraient inintelligibles au lecteur si je n’y joignais une traduction. Voici les principaux : Kharif, saison des pluies estivales ; — Khor, torrent qui reste à sec presque toute l’année (V. plus loin), — Doum, sorte de palmier (crucifiera thebaïca) ; — Tarfa, tamarix ; — Faki, pl. fogara, prêtre musulman ; — Takrouri, pl. takarir, nègre musulman du Soudan central ; — Angareb (en arabe), alga (en abyssin), sorte de lit-canapé en lanières de cuir ou de peau d’hippopotame ; — Tou-koul, cabane ronde à toit conique des paysans sennariens ; — Kief ou kef, sieste.