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d’une fois à plaisanter de son indolence, de sa mauvaise tenue. Il est vrai qu’il ne paye pas de mine ; mais il est brave, patient, ne reculant ni devant le danger, ni devant les privations. Il l’a bien montré à Calafat, à Oltenitza, à Silistrie, à Kars, et pendant toute la durée de cette guerre, ou les triomphes des armées turques ont été dus constamment à la bravoure des soldats, et leurs désastres à l’impéritie et à la faiblesse de leurs généraux.

« Chez les Turcs, a dit un écrivain qui les connaît bien, dans l’armée, comme dans les rangs civils, c’est en bas, chez les simples soldats, chez les officiers sulbarternes, dont la condition diffère peu de celle des simples soldats, qu’il faut chercher l’élan patriotique, la patience à toute épreuve, l’abnégation complète de soi-même. Ce que chez nous le soldat fait par entraînement, par émulation, pour conquérir une décoration ou un grade, le soldat turc le fait par devoir. Aussi ne tire-t-il aucune vanité de ses belles actions, de même qu’il n’en attend aucune récompense. Il reçoit l’ordre de marcher, il va ; ni les fatigues, ni les privations ne l’arrêtent. Arrivé en présence de l’ennemi, il se bat sans se soucier du danger ; c’est son devoir : il est soldat. Ou bien il n’a pas attendu qu’on l’appelât sous le drapeau : le dar ul harb (la maison de l’islamisme) était envahi ; la religion, la patrie étaient menacées, il a vendu sa maison, le champ qui le faisait vivre ; avec l’argent qu’il a reçu, il s’est procuré des armes, un cheval et il est parti comme volontaire ; c’est son devoir : il est musulman. Un tel héroïsme ne se lasse jamais, il résiste à toutes les épreuves ; il est le même partout, à toute heure. On demandait à des cavaliers d’un escadron de lanciers turcs, s’ils recevaient régulièrement leur taïn (ration de vivres) :

Pile du pont de Trajan (rive gauche). — Dessin de Lancelot.

« Oui, répondirent-ils.

— Êtes-vous contents ?

— Oui.

— Quels vivres vous donne-t-on ?

— Du pain.

— Et après ?

— Rien que du pain ; le sultan ne peut faire davantage.

— Avez-vous une solde ?

— Oui.

— Quelle est-elle ?

— Vingt-huit piastres (5 francs 88) par mois.

— La touchez-vous régulièrement ?

— Nous n’avons rien reçu depuis neuf mois ; le sultan ne peut nous payer[1]. »

Ignorant, grossier, fanatique, le soldat appartient à la vieille Turquie et a les qualités comme les défauts des anciens Osmanlis. Le chef qui le conduit n’est qu’un Osmanli dégénéré, ou plutôt il n’est rien. Il n’a ni croyance, ni patrie : en se civilisant il s’est corrompu ; et toute la jeune Turquie en est là !

Lancelot.

(La suite à une autre livraison.)



  1. A. Ubicini, La Turquie actuelle, p. 220.