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l’ancre. Nous y laissons quelques passagers, mais nous en prenons beaucoup plus ; c’est l’ordinaire : pour un qui descend à terre, dix montent à bord. Pour peu que cela continue, je ne sais ce que nous deviendrons. Nous sommes déjà encombrés ; c’est à peine si l’on peut circuler sur le pont, où chacun cherche à s’établir le plus commodément qu’il peut, sans se préoccuper de son voisin. Presque tous les nouveaux venus sont des Turcs. Leur premier soin a été d’étendre leur tapis par terre, pour s’y asseoir ou s’y accouder à l’aise. Il faut qu’un Turc soit bien pauvre pour voyager sans un tapis ; c’est souvent, avec sa pipe, son unique bagage. Quelques-uns cependant ont des malles de cuir aux couleurs variées et un sac d’une étoffe de laine grossière, très-épaisse, garni de plusieurs poches et se repliant en forme de bât. De temps à autre il se forme et se découvre de nouveaux groupes. Une jeune femme serbe, à l’air doux et étonné, ne perd pas un instant du regard deux charmants enfants, deux petites filles aux yeux bleus, au teint blanc et aux cheveux d’or sortant en boucles serrées d’une petite calotte écarlate. Un vieil Omansli, tenant sa pipe dans une main, dans l’autre son chapelet, s’appuie sur le bordage : une belle figure d’Osmanli, mais pâle, énervée, languissante, tous les signes de l’épuisement ! Il sourit doucement à trois femmes couchées ou accroupies à ses pieds. Impossible, sous les vastes draperies qui les enveloppent de la tête aux pieds, de se faire même la plus faible idée de leur âge ou de leur tournure. C’est à peine si le yachmak strictement rapproché laisse deviner leurs yeux. Deux commis voyageurs turcs, qu’on prendrait pour des bachi-bozouqs déserteurs, ont la mine et la tournure de deux coupeurs de bourses. On ne saurait rien voir de plus débraillé, déguenillé, râpé, fané, usé, rongé, que leur costume ; au demeurant, gens de belle humeur, car ils échangent entre eux des récits et des remarques qu’accompagnent de grands éclats de rire. Un officier de cavalerie paraît être le sujet favori de leurs plaisanteries ; et de fait, ce vaillant guerrier a bien la mine du plus parfait jocrisse que l’on puisse rencontrer. Assis par terre, le dos en avant, les genoux élevés, il fourre les les mains dans les tiges de ses grandes bottes dont la hauteur s’oppose au croisement de jambes traditionnel. Dans cette attitude noble et distinguée, il lance des œillades à une jeune Serbe qui tourne autour de tous les groupes. Rien d’amusant comme de voir l’officier effectuer avec la régularité et le sérieux d’un tacticien consommé d’incessantes conversions sur pivot afin de se retrouver toujours en face d’elle, et la suivre d’un regard passionné et en dessous. Entre des paquets et des coussins, un gros et bel enfant de deux ans peut-être, brillant de santé, les lèvres rouges comme une fleur de grenade, sourit en dormant. Ses deux petites jambes, sans bas ni chaussures, sortant d’un caleçon de cotonnade, se plient et s’écartent aux genoux et se touchent aux chevilles. Je pris ce chérubin pour motif de mon premier croquis. La mère, qui survint comme je l’achevais, était dans le ravissement et ne pou-

Femme serbe. — Dessin de Lancelot.
Le vieux Turc et ses trois femmes. — Dessin de Lancelot.