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que la terre serait belle si l’homme n’existait pas ! » Dix minutes après, je rencontrai une patrouille qui me demanda mon passe-port ; elle serait arrivée juste à temps au lieu du guet-apens pour me voir expédier par flottaison pour Odessa ou Trébisonde.

Rien d’intéressant jusqu’au départ ; je noterai seulement ce qui suit comme un renseignement utile à ceux de nos lecteurs qui feraient, par aventure, le même voyage. En réglant mes comptes avec l’hôtelier, je crus pouvoir hasarder quelques plaintes au sujet de la propreté plus que douteuse de ma chambre et surtout de mon lit. Il sourit d’un air fin, en homme qui devine et qui comprend la plaisanterie. « La chambre venait précisément d’être remise à neuf, et quant au lit, il avait choisi lui-même dans l’armoire les draps les plus blancs, les plus fins, les plus… » J’interrompis cette énumération apologétique en lui montrant un bas de coton, avec l’empreinte marquée de la jarretière, que j’avais trouvé le matin entre ces draps si fins, si blancs, si neufs, si… Je croyais mon argument sans réplique, mais j’avais compté sans l’imperturbable sang-froid de mon hôte. Il prit un air ingénu et s’écria en joignant les mains : « Santa Maria ! un miracolo ! » Rien n’est plus fréquent qu’un tel miracle dans ces parages. J’en ai vu bien d’autres, et je crois que le véritable miracle serait un hôtel propre et bien tenu.


XLII

D’ORSOVA À VIDINE.


Mehadia. — Les Portes de Fer. — Un Anglais érudit et gastronome. — L’esturgeon et la tour de Severin. — Le pont de Trajan. — Croquis de la rive droite. — Le pont de bateaux. — Types et costumes turcs. — Calafat. — Souvenirs de la guerre d’Orient. — La vieille et la jeune Turquie.

De même que j’avais regretté, en visitant Belgrade, de n’avoir pas quelques semaines devant moi pour parcourir l’intérieur de la Serbie, je regrettai de ne pouvoir avant de quitter Orsova pousser jusqu’à Mehadia. On était alors dans la pleine saison des bains, et chaque semaine les bateaux à vapeur qui descendent ou remontent le Danube débarquaient une foule de passagers, malades ou touristes, qui venaient chercher la santé ou les distractions aux neuf sources de Mehadia. Mehadia, situé dans une des plus charmantes vallées des Carpathes, sur les bords du Tcherna, ressemble beaucoup à nos localités thermales des Pyrénées. On y vient de toutes les parties de l’Autriche, de l’Allemagne, de la Turquie d’Europe, voire de la Russie méridionale, autant pour s’amuser, voir le monde, que pour suivre un traitement. Seulement, de même qu’il y a de tout à l’Académie française, même des hommes de lettres, on rencontre aux eaux de Mehadia toute sorte de gens — même des malades.

Pour me consoler de ma mésaventure, je relus la ballade d’Hercule dans le recueil des chants populaires roumains du poëte moldave Basile Alexandre ; car il est bon d’apprendre au lecteur que les bains de Mehadia étaient déjà très en renom au temps des Romains, qui les connaissaient sous le nom de Bains d’Hercule, et qu’ils avaient dès cette époque une légende qui se confondait avec celle du célèbre coureur d’aventures.

Je m’embarquai vers neuf heures pour Giurgevo. La distance d’Orsova à cette dernière ville est d’environ vingt-quatre heures par les bateaux accélérés. Les bateaux accélérés sur le Danube sont aux bateaux ordinaires ce que sont les trains express aux trains omnibus sur les lignes de chemins de fer. Le nôtre est un train omnibus qui s’arrête à toutes les stations. Nous en avons pour trente heures au moins, peut-être trente-six. Je ne m’en plains pas. En voyage, j’aime à aller piano. On a plus de temps pour regarder et pour se rendre compte.

Nous marchons trop vite encore à mon gré. Quelques minutes suffisent pour nous faire franchir la distance que j’ai parcourue à pied ce matin, et c’est à peine si je reconnais la sinistre encoignure où ma prudence reçut un premier avertissement. Nous dépassons l’embouchure de la Tcherna, charmante petite rivière qui roule ses eaux limpides dans une gorge encaissée des Carpathes transylvaines, avant de les mêler aux flots jaunes du Danube, et à peine ai-je eu le temps de saluer la première apparition de cette Roumanie, tsara romemesca, comme la nomment les indigènes, qui est le principal objet et qui doit être le terme de mon voyage, que nous sommes au milieu des Portes de Fer.

Voilà donc ce défilé fameux, naguère l’effroi des navigateurs ! Ce n’était rien que d’avoir échappé aux rochers de Cazan, quand on avait à affronter encore les écueils bien autrement dangereux des Portes de Fer. Charybde et Scylla n’étaient pas plus redoutés des pilotes de la Trinacrie et de la Grande-Grèce. Aujourd’hui c’est en vain que le fleuve soulève et enfle ses flots en cascades tumultueuses, il excite à peine la curiosité des passagers qui se penchent pour regarder son inutile colère. Le steamer, calme dans sa force et confiant dans le génie moderne qui le dirige, passe sans hâte et sans hésitation par-dessus la tempête impuissante, et jette à l’écho des grottes profondes qui creusent les deux rives un sifflement moqueur qui doit faire tressaillir de honte et de colère le vieil Ister au fond de son antre ! Il me semble que je vais le voir se dresser debout au sommet d’un écueil comme le géant Adamastor sur le cap des Tempêtes. Mais non ; l’allégorie est morte de nos jours, et le vieux monde aussi, qui lui empruntait jadis son langage, me semble bien malade, la science aidant !

Les Portes de Fer présentent, durant trois kilomètres, l’aspect d’une large déchirure qui se serait produite tout d’un coup dans une masse énorme de rochers, en faisant rouler de chaque côté dans le lit du fleuve des blocs qui se seraient soudés l’un à l’autre par leur pesanteur, de manière à former un pavé gigantesque et inégal. L’écartement des deux parois peut avoir deux cents mètres, leur hauteur le double. À l’époque des basses eaux, on voit les pierres qui contrarient le courant. Comment se fait-il que l’on n’ait pas tenté de déblayer le lit du fleuve de ces récifs qui aujourd’hui encore, malgré le faible tirant