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brun, la chevelure emmêlée et les yeux effarés quand il me vit, rappelaient dans l’ombre plus le singe que l’homme… Il était environ onze heures. La lune et les étoiles dans tout leur éclat illuminèrent le ciel et versèrent sur l’espace l’incomparable lueur argentée des astres d’Orient. Les vivantes rumeurs de la rive serbe étaient éteintes ; tout mouvement avait cessé, excepté celui des flots que je n’apercevais plus qu’à une certaine distance ; car à mes pieds s’étendait une large zone de brume que la lumière ne perçait pas, mais que rayaient, comme des feux follets, de nombreuses lucioles dont le doux éclair, à reflets d’or et d’émeraude, s’allumait, luisait et mourait entre chaque élan du brillant dyptère. Une voix sonore et une phrase italienne me tirèrent brusquement de ma contemplation. Mon hôte s’était approché de moi sans bruit : il était en chemise et pieds nus. « Signor, me dit-il avec un salut doublement prétentieux, attendu le sans gêne de sa tenue, bisogna che rientri ; questa è l’ora della febbre e dei ladroni. » Il faut rentrer ; voici l’heure de la fièvre et des voleurs. » Grand merci de l’avertissement !

Le bourg d’Orsova. — Dessin de Lancelot.

Nous devions partir le lendemain matin, à neuf heures. Au soleil levant, je sautais à bas de mon lit. On a mille raisons pour mal dormir dans les hôtels de ces contrées. C’était bien autre chose, vraiment, que les coassements de grenouilles et les piqûres de cousins qui firent passer une si mauvaise nuit à Horace, tandis qu’il allait de Rome à Brindes !

« … Mali culices ranaeque palustres
Abripiunt somnos. »

Je m’habillai à la hâte et je sortis. Le paysage qui m’avait tant charmé le soir avait, dans la fraîcheur matinale, un attrait nouveau. Je descendis le cours du fleuve. Le bourg s’étend assez loin de ce côté, et je rencontrai, dès que j’eus dépassé les dernières maisons, un grand nombre de patrouilles et de sentinelles. Ces dernières surveillaient moins la route que le fleuve, et guettaient surtout les contrebandiers serbes et valaques. Je longeai le Nouvel-Orsova, et, à la faveur d’un éboulement de rocs que j’escaladai, je pus jeter un coup d’œil par-dessus les murs d’enceinte de la forteresse. Vu de près, l’ensemble me parut moins poétique. Néanmoins, l’aspect intérieur est curieux, surtout du côté de la rive droite ; on dirait d’un immense caravancéraï composé d’une suite de salles ouvertes sur des jardins, et dont les toits sont dominés par une file de tuyaux de cheminées en briques rougeâtres, construits en forme de minarets. Dans ces salles, achevant leur nuit ou commençant leur journée, des soldats turcs dormaient.

Au delà commence le défilé des Portes de Fer.

La route, resserrée de plus en plus entre la montagne et le fleuve, porte des traces nombreuses de la violence des ouragans. Des amas de sable soulevés par le vent, d’énormes pierres qui ont roulé des hauteurs, des troncs d’arbres qu’elles ont brisés et entraînés dans leur chute obstruent, de distance en distance, le passage. À un coude que fait le chemin, une croupe de montagnes s’avance comme un bastion : sur le sommet nivelé et garni de balustrades, un corps de garde est perché dans la situation la plus pittoresque. On franchit la distance perpendiculaire qui le sépare de la grande route à l’aide