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royale office des douanes, des tabacs, etc. Heureux encore quand il ne s’y joint pas une troisième qualification en al, comme ducal ou archiducal. Mon voyageur anglais agacé par ce luxe de titres, entre dans un café d’Orsova, dont l’enseigne portait : Fournisseur de Son Altesse Impériale-Royale-Archiducale, etc. La même inscription s’étalait majestueusement sur tous les murs à l’intérieur. L’Anglais s’arrête quelque temps à la considérer, et quand le garçon s’approche de lui pour lui demander ce qu’il doit lui servir : « Servez-moi, lui répondit-il, un impérial-royal-archiducal verre d’eau. »

Après dîner, je repris ma promenade. J’étais seul cette fois ; mon compagnon, en vrai fils d’Albion, préférant le far niente de l’hôtellerie à l’exercice du soir. Je m’acheminai vers le quai. En face de moi, de l’autre côté du Danube, au pied d’une croupe de montagnes dont l’arête de gauche faisait premier plan à la vue de la forteresse, se montrait, dans un site ravissant, une petite bourgade serbe, affublée d’un nom turc, Teké (mot qui signifie couvent ou monastère). Tout ce que j’aperçois du village, est une ligne de petites maisons blanches masquées en partie par des accidents du terrain qui se relève en dunes de sable plantées de beaux massifs d’arbres. En arrière s’étend un coteau à pente douce, couvert de champs de maïs, qui se perdent dans l’orée d’une forêt touffue couronnant le sommet de la montagne. Ce village, gaiement groupé dans ce cadre de verdure et de champs bien cultivés, contraste agréablement avec les amas de huttes et les sables arides que j’ai vus plus haut.

Forteresse d’Orsova. — Dessin de Lancelot.

Cependant le jour était tombé peu à peu ; l’œil ne pouvait plus saisir les détails du paysage, mais l’ensemble était plein de grandeur. La forteresse, isolée, se dessinait en teinte blafarde, sur un fond de vapeurs humides et bleuâtres. Le fleuve, en heurtant le pied des murailles, y traçait une ceinture de lumière mouvante, reflétant à une profondeur infinie les bastions crénelés, les tours et le minaret de la mosquée. Plus bas, il allait se perdant dans un gouffre d’ombre, au-dessus duquel se profilaient les arêtes durement déchirées de hautes montagnes. Le bruit retentissant des vagues semblait aussi cesser là ou l’œil cessait de les apercevoir. Le village serbe, au contraire, paraissait plus bruyant, plus animé que tout à l’heure : les bêlements des moutons qui rentraient à l’étable en agitant leurs clochettes, les mugissements des buffles, triplées par les échos de la montagne, se mêlaient aux chants des pâtres qui semblaient s’appeler et se répondre des coteaux à la plaine. La grande voix du fleuve soutenait tous ces bruits, les unissait et les berçait dans une harmonie puissante et triste ; c’était l’hymen du soir dans sa simplicité grandiose !

Orsova avait fermé les portes de ses maisons, éteint les rares lumières qui brillaient tout à l’heure aux fenêtres. Tout dormait ou s’apprêtait à dormir ; car je venais de voir passer, regagnant leur camp, quelques femmes tsiganes bizarrement accoutrées d’une longue tunique blanche et d’écharpes frangées ; pauvres almées qui, pour quelques kreuzers, dansent et chantent chaque soir dans les bouges infects fréquentés par les matelots ! L’une d’elles portait pendu à son sein un enfant d’au moins trois ans, tout nu, dont les formes grêles, le teint