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des soubassements portant d’autres degrés plus élevés et dans lesquels les géologues voient les piliers d’une digue gigantesque, que le fleuve a dû battre pendant bien des siècles, avant de se frayer à travers ses assises un étroit et sinueux chenal.

« Voici le défilé de Cazan, me dit le matelot italien, vous allez voir des travaux romains ! » Au premier coup d’œil jeté sur le fleuve on eût pu croire que nous étions au milieu d’un lac de forme triangulaire très-allongée et que nous nous dirigions vers la pointe extrême placée devant nous. Ces rives ont des pentes rigides et régulières couvertes de bois sombres que perce de temps en temps une crête de rocher. À gauche des broussailles cachent les bords, à droite des rochers semés au hasard, comme s’ils avaient été secoués des sommets, les hérissent et les obstruent. En avançant on distingue deux parois opposées de l’ouverture dont la pente très-régulière et roide dessine un V majuscule. (Voy. la grav., p. 81.) Les contre-forts sont si rapprochés, qu’il me semblait impossible que le bateau passât entre les deux. Toute blanche et perpendiculaire, une masse de rochers ferme l’ouverture comme un mur.

La solitude était complète : le paysage a gardé un caractère si primitif et si vierge de tout travail humain, qu’on peut vraiment croire qu’on y passe le premier et éprouver la double émotion de la découverte et de l’inconnu.

Telles furent du moins mes impressions en franchissant cette gorge magnifique et elles durèrent longtemps. Je ne connais rien de plus beau que ce grand fleuve ; je l’ai vu pendant douze cents kilomètres se précipiter et se répandre en minant ou noyant tout ce qu’il approche, et je le vois ici bouillonner et rugir entre des parois rocheuses dont les masses inébranlables pouvaient seules le dompter.

À Iutz, petite station avant Cazan, mon attention fut attirée par la vue de deux grosses tours carrées, entre lesquelles passe la route de Drenkova à Orsova. L’une de ces tours, la plus rapprochée de nous, communiquait par un pont de bois avec une troisième tour, plantée dans le lit même du fleuve, et garnie au sommet d’une logette en encorbellement avec mâchicoulis : dans cette logette, un factionnaire autrichien faisait le guet.

Vue de Iutz, sur le Danube. — Dessin de Lancelot.

Notre paquebot filant avec une vitesse de douze nœuds à l’heure, je n’avais rien pu saisir dans la construction de ces tours qui m’indiquât d’une manière précise leur âge ; cependant, je faisais à part moi cette remarque, que leur position en embuscade sur le fleuve et à cheval sur le chemin, leur donnait un caractère de guet-apens avec préméditation assez féodal.

Lancelot.

(La suite à la prochaine livraison.)