à qui il témoignait une tendresse aussi attentive et aussi prévenante que si elle eût eu vingt ans. Souvent comme j’ai eu maintes fois l’occasion de l’observer par la suite — ces Musulmans que nous traitons de barbares, ont des délicatesses de sentiment à nous faire honte, à nous civilisés. Je le retrouvai dans le salon des deuxièmes classes. Il avait étalé au milieu du plancher un vieux tapis tout troué et effiloché et, accroupi près de sa femme immobile, le visage recouvert d’un yachmak qui ne laissait voir que ses yeux et une partie de son front, il fumait dans un long tchibouk à tuyau de cerisier. En face de lui une aventurière française le regardait avec une surprise qu’il prenait évidemment pour de la satisfaction. Le salon était plein à n’y pouvoir remuer. Des grenzers, leurs femmes et leurs enfants occupaient une des faces. Un vieux soldat expliquait je ne sais quoi à ses compagnons avec cet air de contentement particulier à tout simple soldat qu’on écoute. Deux jeunes enfants regardaient avec une curiosité mêlée d’effroi la femme immobile et voilée. Deux conscrits se tenaient debout dans une attitude rêveuse et triste. Dans le fond, assises autour d’une longue table, de joyeuses commères hongroises mangeaient et buvaient avec des pâtres, quelques industriels allemands et des Hongrois très-barbus. Deux figures me parurent charmantes, deux jeunes Serbes. L’une vêtue d’un large et long pantalon blanc, d’une ample et flottante ceinture, d’une veste violet pâle bordée de fourrure et soutachée de ganses d’argent, portait sur la tête une calotte rouge très-élevée et entourée dans les deux tiers de sa hauteur d’un turban blanc et fin. L’autre, coiffée simplement en cheveux — de magnifiques cheveux, enroulés en nattes soyeuses autour de sa tête — portait une veste sans manches qui laissait voir sa chemise froncée et brodée au col, toute couverte de colliers de pièces de monnaie d’or et d’argent. Ces colliers où s’étalent les ïirmeliks[1], les ducats d’Autriche, les carbovanz russes, sont, de temps immémorial un des luxes des paysannes serbes. Mais chez ce peuple héroïque l’amour de la patrie domine tous les autres sentiments, même celui d’une innocente coquetterie chez les femmes. Lorsque éclata la guerre de l’indépendance, le pays manquait d’argent pour subvenir aux frais de la guerre. Les femmes donnèrent à l’envi leurs colliers, qui servirent à payer les armes avec lesquelles leurs époux et leurs frères combattaient. Pendant les premières années de la guerre de 1804 à 1810, la Serbie n’eut, pour ainsi dire, pas d’autre monnaie.
J’allais oublier le personnage le plus amusant du cercle, un long Juif enveloppé d’une longue redingote graisseuse, serrée au-dessus des hanches par une vieille cravate de soie noire. Deux longues mèches de cheveux pendaient le long de ses oreilles que recouvrait un chapeau de gentleman. Un sac de nuit dans chaque main, il allait de côté et d’autre, quêtant un endroit favorable où il pût s’établir avec son bagage, et ne rencontrant sur son passage que des railleries
- ↑ Pièces turques de vingt piastres ; de ïirmi, vingt.