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tournent passer une semaine encore dans les blockaus ; après quoi ils sont libres de rentrer dans leurs villages et de s’occuper comme il leur plaît, à moins qu’ils ne soient requis extraordinairement pour les travaux des routes, l’entretien des corps de garde, etc. Ils possèdent néanmoins leurs bestiaux en toute propriété. Ils ne peuvent se marier qu’avec autorisation de leurs supérieurs, et leurs fils sont forcément enrôlés. Quant aux filles, elles héritent du champ paternel sous la condition d’épouser un soldat.

Telle est cette fameuse organisation des confins qu’on rapporte ordinairement au règne de Marie-Thérèse, quoiqu’elle remonte à une époque bien antérieure, au temps même de la première apparition des Turcs sur le Danube. Tous les écrivains militaires ont vanté à l’envi l’excellence de ce système. Le maréchal Marmont, entre autres, qui avait pu l’étudier sur place lorsqu’il était gouverneur général des provinces illyriennes, l’appelle « une véritable création de génie. » En présence d’une autorité si compétente, je n’ai rien à objecter, et je trouve tout naturel d’ailleurs qu’un pareil système, capable de donner à un État une armée de cinquante à soixante mille hommes toujours prête pour la guerre, qui ne lui coûte presque rien en temps de paix, ait excité l’enthousiasme des militaires. Mais moi, qui ne suis pas militaire et qui ne crois pas que l’idéal des gouvernements soit de produire le plus grand nombre de soldats au meilleur marché possible, je ne suis nullement tenu de partager leur admiration, et quelle que soit la « profondeur de vues » qui ait présidé à la création de ces établissements, je ne me sens nullement disposé à les envier pour mon pays. Que la machine de guerre soit puissante, que le mécanisme en soit d’une admirable simplicité, c’est ce qui ne paraît pas contestable. Mais c’est là tout ; et quant à parler du « bien-être, » de la « prospérité, » de la « satisfaction » des paysans soumis au régime militaire autrichien, c’est, suivant la juste remarque d’un écrivain hongrois, une indigne plaisanterie. On s’est beaucoup apitoyé, depuis une quinzaine d’années, sur la dure condition du paysan roumain, qui doit au boyard quatorze journées de travail en échange de la maison et des cinq hectares de terrain dont il a la jouissance perpétuelle ; est-ce que cette situation est à comparer avec celle du malheureux grenzer qui doit à l’État vingt et un jours sur vingt-huit ? Le paysan roumain est libre sur le domaine qu’il cultive, il peut quitter à volonté la terre du boyard, tandis que celui-ci ne peut pas le renvoyer ; le grenzer est lié au territoire-frontière, et il ne lui est permis de cultiver le sol qui le nourrit que sous la condition d’y mourir, lui et ses enfants. Le paysan roumain a des écoles pour s’instruire ; le grenzer est voué systématiquement à l’ignorance et à l’abrutissement.

Vue de Semendria. — Dessin de Lancelot.

J’ai véritablement le cœur serré, tandis que je suis du regard cette ligne continue de corps de garde qui borde la rive du fleuve, assez rapprochés les uns des autres pour qu’ils puissent toujours communiquer entre eux au moyen de coups de feu de signal. Depuis quelques années, on les construit avec quelque souci de la sécurité et de la santé des soldats. Naguère c’étaient de simples baraques de branchages souvent soulevées par le vent et emportées par l’eau. Le plus grand nombre est encore en bois. Quant aux guérites des factionnaires, elles se composent de trois perches fichées en terre, se croisant au sommet et portant à leur intersection quelques branches fraîchement coupées, abri à peu près efficace contre l’ardeur du soleil ; mais contre le vent, contre la pluie ?…

La plupart des tchardacks sont bâtis en terrain solide, quoique exposés aux inondations. Mais parfois les tournants du fleuve, que l’on doit surveiller, nécessitent la pose d’une sentinelle sur une presqu’île, large de deux ou trois pas, dont le terrain spongieux s’élève à peine de quelques pouces au-dessus du niveau de l’eau. Le soldat, amené dans une nacelle et qu’une nacelle doit venir reprendre, reste deux heures sur cette langue de terre, si toutefois la fièvre n’a pas diminué l’effectif du poste et doublé le service de chaque homme valide, exposé au soleil cuisant et aux miasmes putrides que la chaleur dégage du marais. Souvent une crue imprévue vient à cerner la sentinelle, en rongeant petit à petit l’étroit terrain qui la porte. Tant mieux si alors quelque saule se trouvant à sa portée, le pauvre diable peut grimper sur sa souche ; tant mieux surtout si la nacelle libératrice arrive à temps, et s’il en est quitte pour un bain de pieds et pour la peur ! Je ne crois pas que soldats d’au-