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que la langue turque ! Un peu plus loin, voici encore un être vivant qui ne dort pas, qui brave le soleil et que le soleil semble plutôt animer, un superbe cheval d’une robe couleur de chair rosée, à crins blancs, qui, la tête cachée dans sa longue crinière, cherche quelques brins d’herbe perdus au milieu des grandes feuilles admirablement contournées de magnifiques chardons acanthes poussant ici en pure perte, car ce coin de terre turque ne possède pas un âne pour en apprécier la délicatesse et pas un homme de goût pour en comprendre la beauté.

Décidément les Serbes sont taquins. En rentrant en ville par la porte de Widdin, sans avoir troublé le repos de ses gardes, nous rencontrons une mosquée en ruine d’une assez belle architecture et d’une époque ancienne. Les Serbes, pour témoigner le mépris dans lequel ils tiennent les Turcs et leurs croyances, avaient fait de cette mosquée le dépôt de leurs immondices, à la grande confusion des Turcs qui, toujours en vertu de ce même principe de stabilité, produit de la médiation, n’ayant pas le droit de restaurer leur mosquée, ne pouvaient la fermer. Après nombre de réclamations et de plaintes, les fils de Mahomet purent entourer d’une muraille de planches le lieu saint et les souillures de la veille ; puis ils se rendormirent, satisfaits du présent, confiants dans l’avenir. — Il me semble que ces fossés, qui par protection se comblent en paix, et ces mosquées qui s’écroulent tranquillement, symbolisent assez tristement l’empire de la Porte en Europe. La Turquie, impuissante à consolider et à maintenir, à réédifier et à ressaisir, s’obstine, par esprit de routine et de vieux système plus encore que par orgueil, à ne rien démolir et à ne rien céder. En attendant, murailles et vieux système, mosquées et puissance, tout croule ! — Est-ce écrit ?

Ancienne porte de Widdin, à Belgrade. — Dessin de Lancelot.

Je regretterai toujours que le temps m’ait manqué pour visiter l’intérieur de la Serbie et constater par moi-même ces changements. Nulle contrée n’est moins connue en Europe et plus curieuse à parcourir.

Depuis le Voyage en Orient de Lamartine et le Voyage en Bulgarie de M. Blanqui, nul écrivain français, je crois, n’a parlé de la Serbie ; et encore ces deux auteurs ne l’ont-ils décrite qu’en passant. Ce serait une belle excursion à faire, si j’avais seulement trois à quatre semaines devant moi ; mais cela me détournerait trop de ma route. J’espère qu’un jour quelque touriste plus heureux pourra entreprendre ce voyage et le raconter aux lecteurs du Tour du monde.



XXXVIII

DE SEMLIN À BASIACH.


Retour à Semlin. — Départ. — Les confins militaires autrichiens. — Le salon des deuxièmes classes. — Grodska et Semendria. — Basiach.

Il me fallut revenir de Belgrade à Semlin pour prendre le bateau d’Orsova, montrer à la police que j’étais de retour et lui annoncer mon intention de continuer ma route. Cette fois, le petit vieux se montra très-expéditif et très-réservé. À l’état-major de la place, un brillant officier prit d’un air de superbe indifférence le papier que je lui tendais, brandit sa plume comme