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quand il arrivait aux portes d’une ville, toutes les villes étant réputées la demeure des Osmanlis, le pauvre Serbe devait descendre de cheval et couvrir ses armes et son yatagan. Quand il croisait un musulman sur la grande route, il était tenu également de mettre pied à terre et de se ranger sur le bas côté du chemin, jusqu’à ce que le disciple de Mahomet fût passé, ainsi que fait encore aujourd’hui un soldat autrichien à l’approche de son officier. Ce temps n’est plus. Aujourd’hui il passe fièrement auprès du Turc, la main sur les pistolets qui garnissent les fontes de sa ceinture, et semble le défier du regard. On dirait que la terrible image de Czerni-George est toujours vivante dans sa pensée, et que, de même que ce premier vengeur de la Serbie, il n’attend qu’une occasion pour laver dans le sang des outrages séculaires.

S’il est un pays où l’on puisse, en frappant la terre du pied, en faire sortir des bataillons, c’est sans contredit celui-ci : le Serbe est né soldat. Sobre, dur à la fatigue, se contentant de peu, d’une intrépidité que rien n’arrête, la guerre n’apporte presque point de changements dans ses habitudes. Sa vie ordinaire est celle du troupier en campagne. Hiver et été, il dort étendu sur une peau de mouton ou sur un tapis. En voyage, il est armé comme pour le combat, le fusil à l’épaule ou en bandoulière, le couteau et les pistolets à la ceinture. Aussi peut-on dire sans exagération que la Serbie tout entière est un camp. Il résulte d’un rapport communiqué par le général Aupick, ambassadeur de la république, à Constantinople, que la Serbie, en 1848, pouvait mettre sur pied, dans l’espace de trois semaines, cent mille combattants armés, et jusqu’à cent cinquante mille dans un moment de crise suprême. Or, la population, à cette époque, n’atteignait pas un million.

Les Serbes ne sont pas moins remarquables par leurs qualités morales. « Les Serbes, dit M. Théophile Lavallée, forment la population chrétienne la plus recommandable de la Turquie par la dignité et la gravité de son caractère, son courage, sa bonté, sa générosité, ses mœurs patriarcales, son attachement au sol, et ses usages, à sa religion. » Un ministre anglican qui visitait la Serbie, environ à la même époque que moi, et avec qui j’aurais pu me rencontrer à Belgrade, M. William Denton, résume en un seul mot l’éloge des qualités physiques et morales de la nation : « Tout Serbe, dit-il, est un gentleman (Every Servian is a gentleman.) »

La ville neuve qui s’étend le long de la Save dans la direction de Topchidéré (Topchidéré est le Potsdam de Belgrade) est la vraie capitale. C’est là que se trouvent le palais du prince, les ministères, le sénat, les principales administrations, l’école militaire, les maisons des consuls.

Le prince actuel, Michel Obrénovitch III, qui a succédé l’année dernière (30 septembre 1860) à son père, Miloch, est très-populaire en Serbie. La nation qui l’a vu à l’œuvre durant les derniers temps de la vie de Miloch, toutes les populations slaves de la Turquie qui ont les yeux tendus vers la Serbie, attendent de lui les unes de grandes, les autres d’utiles choses ; mais quelle que soit l’impatience naturelle des esprits, la confiance que l’on a placée en lui est si absolue, qu’il demeurera toujours libre de choisir son heure. D’importantes réformes doivent être proposées, dit-on, à la grande Skoupchtina (assemblée nationale) convoquée pour le 18 août prochain. Si, comme je le pense, un grand avenir est réservé à la Serbie, elle le devra en grande partie au prince Michel.

C’est surtout quand on pénètre dans le nouveau Belgrade, après avoir franchi la porte de Stamboul ou celle de Widdin, que l’on peut juger du changement qui tend à s’opérer depuis quelques années dans les mœurs, les habitudes sociales, et par suite dans la situation économique de la principauté. Des rues spacieuses, régulières, coupées presque partout à angles droits, de larges chaussées plantées d’arbres sur les côtés, formant avenue, des maisons commodes, élégantes même, remplacent les ruelles étroites, tortueuses, sales, mal bâties du vieux Belgrade. Nous avons passé tout d’un coup d’Asie en Europe. Restreint d’abord à la capitale, le changement, à ce que l’on m’assure, a gagné de proche en proche, et a entamé même la province. Partout les villes et les campagnes prennent un nouvel aspect. Là règne une meilleure police ; ici la culture est mieux entendue. Le paysan est devenu moins thésauriseur ; s’il parvient, au bout de l’an, à économiser quelques écus, au lieu de les enfouir, comme il faisait naguère, dans un coin de son jardin, il les emploie à accroître ou à améliorer son fonds. La vieille routine s’en va et partout fait place à des procédés plus nouveaux et plus rationnels.

Pendant que je fais un croquis de la porte de Widdin, le point le plus important du fantastique casus belli dont j’ai parlé plus haut, la sentinelle reste prudemment sous l’ombre de son corps de garde, où je crois qu’elle dort debout, appuyée sur son fusil ; le reste de la garnison, cinq ou six hommes, dorment aussi, couchés ou accroupis sous l’auvent suspendu de gauche, d’où leurs yeux, s’ils les ouvraient, pourraient surveiller les abords de leur forteresse dans la direction de l’ennemi. Mais l’ennemi dort aussi, sans doute, et rien ne réclame une plus active vigilance. En ce moment la grande route de Belgrade à Widdin, qui conduit au centre de l’empire, n’est fréquentée que par une femme seule qui porte, suspendus aux deux bouts d’un bâton posé sur son épaule, deux vases de cuivre pleins de cerises. Son cri me frappe, Haydé ! Haydé ! J’apprends que ce mot, qui, depuis Byron, a servi de nom à tant de créations charmantes, au moins dans l’intention de leurs créateurs, est un terme de commandement bienveillant, d’encourageante insistance : on l’adresse à un cheval craintif avant de lui faire sentir l’éperon, à un enfant rebelle avant de lui donner le fouet, à un acheteur indécis. Haydé ! c’est, en français, « Allons, allons donc ! » Le beau nom pour une femme aimée et la belle langue