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les hôteliers souriants ; les cabaretiers ont la mine réjouie et l’accueil cordial ; partout les boutiquiers se montrent complaisants, les femmes affables, les bourgeois polis, les passants même serviables. Les omnibus sont rapides, les cochers dociles ; la douane elle-même s’humanise ; la bienveillance semble gouverner l’empire au profit du voyageur. Seule, la police garde ses abords malpropres et repoussants, ses formes agressives, son personnel insociable et hargneux ; ses bureaux ont l’air de prisons, ses employés de geôliers.

Ces réflexions me venaient naturellement à l’esprit, tandis que je cherchais dans l’arrière-cour d’un édifice sombre et triste (un ancien cloître, à ce qu’il m’a semblé) le Bureau des passe-ports. Je traversai deux ou trois salles borgnes, meublées d’un poêle en fonte, d’un lit de camp et d’une demi-douzaine de fusils, et, après avoir tourné dans un labyrinthe de corridors, j’arrivai enfin à une salle basse, sombre et grillée, qui dégageait une atroce odeur de poussière et de renfermé. Un petit homme jaune, racorni, râpé, clignotant, les cheveux rares et gris, s’avança vers moi d’un pas indécis en me regardant en dessous. C’était l’éminent fonctionnaire dont la sottise ou le caprice pouvait me forcer à rebrousser chemin ou me retenir provisoirement à Semlin, jusqu’à ce qu’une réponse à des réclamations transmises à Vienne disposât de moi et de l’avenir de mon voyage. Je savais que ces choses arrivent, et j’y pensais plus que je n’aurais voulu en voyant l’air sournois du petit homme.

Près de Semlin. — Dessin de Lancelot.

Il m’adressa la parole en allemand. Je lui dis en français, puis en italien, que je ne parlais que le français et un peu aussi l’italien, assez néanmoins pour vider l’affaire que nous avions ensemble et qui ne me paraissait pas d’une nature compliquée. Il me comprenait très-bien, et je crois même dans les deux langues, mais il ne fit pas semblant, et, m’apostrophant d’une petite voix aigre :

« Français ! italien ! il ne s’agit pas de cela ici ; nous sommes en Allemagne, et vous devez parler l’allemand ; pourquoi ne le parlez-vous pas ? »

Puis, sans attendre ma réponse :

« Ah ! vous parlez l’italien, et cependant vous n’êtes pas Italien ! Vous êtes donc allé en Italie ? Quand y êtes-vous allé et qu’y alliez-vous faire ? »

Ici il s’interrompit pour parcourir des yeux mon passe-port.

« Peintre ! ah ! vous êtes peintre ! cela peut être une raison. Mais je ne suis pas obligé, moi, de savoir une langue exprès pour vous. »

Je crus le robinet fermé et je lui dis :

« Mais, monsieur, je ne vous demande qu’un visa, et puisque vous voulez bien comprendre mon mauvais italien, c’est bien simple.

— Simple ! siffla-t-il, simple ! vous trouvez cela simple ! Savoir si vous devez entrer, savoir si vous devez sortir, savoir si vous devez rester, c’est simple ?

— Pardon, je ne demande qu’à passer. Voyez, de Paris à Bucharest, mon passe-port est en règle : les visas des bureaux-frontières, les cachets des légations, le sceau de notre département des affaires étrangères.

— Qu’est-ce que votre ministre des affaires étrangères ! »

À cette impertinente question, je fis une réponse que je ne répéterai pas ici, car je m’avançais peut-être un peu en la faisant. Pourtant elle fit, sur ce taquinant petit homme qui en avait besoin, l’effet d’une douche. Il dit, en baissant les yeux et la voix d’un air craintif :

« Ah ! il s’occupera de cela ?… »

Et, subitement calmé, se mit à copier avec une attention scrupuleuse mon passe-port et tous les visas qui le décoraient.

Il prit alors dans un casier un gros registre dont les feuillets étaient divisés par ordre alphabétique, l’ouvrit, tourna rapidement les premiers feuillets, et, arrivé à la lettre L, se mit à compulser lentement le contenu du registre, dont il détournait quelquefois ses regards pour les reporter sur mon passe-port qu’il tenait toujours de la main droite. Je compris qu’il consultait un guide inédit, le Guide contre le voyageur, pour savoir si je pouvais entrer, ou sortir, ou rester. Son examen terminé, il eut l’air dépité comme quelqu’un qui ne trouve pas ce qu’il cherche. Mais tout n’était pas dit encore ; il passe à la lettre D, et, le doigt posé sur mon prénom, recommence ses investigations et ses confrontations. Labeur inutile ! La seconde colonne est muette comme la première. Ni mon nom ni mon prénom ne se trouve sur les tables fatales.

« Rien ! s’écria-t-il ; c’est singulier ! »

Singulier ! pourquoi ? me prend-il à ma mine pour