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que le bras du puits devenu immobile, incliné comme un tronc d’arbre mort.

Tout près de nous, au milieu d’une herbe foncée à laquelle se mêlent des troches de jonc court et menu, scintille au soleil un petit étang dont la surface brillante est tachetée de gros mufles barbus de buffles noirs qui prennent le frais et ruminent couchés dans l’eau jusque par-dessus les épaules. (V. p. 61.)

Un peu avant Paks, les dunes à droite font place à une plaine verdoyante, à travers laquelle une route plantée d’arbres court parallèlement au fleuve à une distance de quatre à cinq cents mètres. C’est la grande route de poste qui va de Vienne à Constantinople par Bude, Semlin, Belgrade, Andrinople et l’intérieur de la Turquie d’Europe. Peu à peu elle se rapproche du Danube au point de toucher presque la rive. Au même instant une troupe brillante de cavaliers vient à passer. C’est une noce, une noce à grand gala, — deux jeunes mariés qui, escortés de leurs amis et de leurs serviteurs, vont prendre possession de leur château. Le capitaine, curieux à ce qu’il paraît, ordonne de stopper. En un clin d’œil les cabines, le salon sont vides. Tous les passagers sont sur le pont et regardent. D’abord passent, emportés par un galop furieux, une douzaine de csîkos ; sans doute ils courent en avant porter au manoir la nouvelle de l’arrivée de la jeune châtelaine. Puis vient une troupe de cavaliers portant le costume national dans sa recherche la plus élégante, pantalon collant, violet ou bleuâtre, soutaché de noir ; gilet écarlate à boutons et arabesques d’or ; manches de chemises brodées, longues et flottantes ; sur l’épaule, retenu par une torsade de soie, le dolman bleu ou noir flottant au vent ; au chapeau une touffe d’une herbe fine, blanche et soyeuse, qui ondule comme une plume légère. La calèche des époux se montre ensuite, et passe comme une vision, emportée par de magnifiques chevaux. Je n’entrevois qu’un flot de dentelles et une figure rose et souriante entourée d’un voile blanc, pailleté d’or. Vingt voitures, ou rayonnent de gracieux visages féminins, œil noir et noire chevelure, suivent, escortées par deux files de cavaliers qui galopent en se penchant aux portières. Le reste du cortége est composé de la foule des fermiers, des laboureurs, des pâtres, des serviteurs, tons à cheval, et pour qui la fête est prétexte à une fantasia effrénée. Comme si ce n’était pas assez du galop de charge qui les emporte comme une trombe, quelques-uns se dressent debout sur leurs étriers. Ils lèvent d’une main le chapeau vers le ciel et l’agitent en criant : eljen ! eljen !

Ferme hongroise au bord du Danube — Dessin de Lancelot.

Vivat ! répétai-je, en suivant de l’œil le couple brillant. Ils sont riches, on les aime, qu’ils aiment les autres et soient heureux !

Nous arrivons à Mohacz par une pluie battante. Le ciel est gris, le paysage lugubre. Je ne vois de la ville qu’une longue ligne de maisons uniformes, aux toits sombres, quelques bouquets d’arbres et trois clochers aigus qui se découpent faiblement dans une atmosphère blafarde. Cet aspect mélancolique va bien aux souvenirs que ce lieu réveille. C’est ici, en effet, que se décida, il y a trois siècles et plus (28 août 1526), le destin de la Hongrie, de même que le destin de la Serbie s’était décidé cent trente-sept ans auparavant (27 juin 1389) dans la plaine de Kossovo. Ni le Serbe ni le Hongrois n’ont perdu le souvenir de ces fatales journées ; et c’est à Mohacz que songe le Magyar, quand il dit : « La musique hongroise est triste depuis trois cents ans. »

Nous ne stationnons à Mohacz que le temps nécessaire pour débarquer les passagers et les marchandises. Un voyageur contemporain, devenu un célèbre homme d’État, a pu parcourir en détail le lieu de cette scène mémorable dont il a résumé en quelques lignes l’histoire et la légende : « Les Hongrois, au nombre de vingt mille, attaquèrent sans prudence l’armée turque, dont les mouvements du terrain lui cachaient la force. Louis II, à la tête de ses hussards, fondit sur les janissaires et les mit en fuite ; mais au moment où il croyait en finir avec ses ennemis, il se trouva sous le feu de quarante pièces de canon, artillerie formidable pour l’époque : il ne lui resta plus qu’à mourir glorieusement. Un grand nombre de magnats, huit évêques et vingt-trois chevaliers perdirent glorieusement la vie dans cette triste affaire. » Sur ce fond historique, la tradition a brodé la légende suivante : « Le matin même du combat, un cavalier d’une haute taille, d’une maigreur presque transparente et dont les yeux lançaient des