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nonchalamment à l’abri des nattes et fument. Les enfants dorment couchés entre leurs jambes, les tout petits pendus au sein de leurs mères. Les barques suivent tranquillement le courant, sans l’aide du gouvernail ni des rames — à la grâce de Dieu !

Du milieu du fleuve surgit une longue suite d’îles, couvertes d’une plantureuse végétation. Là, le courant secoue les troncs droits des trembles, balance brusquement les branches souples des aunes et traîne comme des chevelures les rameaux pâles et déliés des saules dont les têtes disparaissent sous l’eau. Ailleurs les rives sont bordées de grandes meules de foin fraîchement coupé, à l’ombre desquelles se reposent des groupes nombreux de travailleurs. Ces échappées de vues sont charmantes. Mais le regard doit se hâter, car le chemin est étroit, et l’image fuit à peine entrevue. Le rivage disparaît. On ne sait plus où finit le fleuve, où la plaine commence : de temps en temps sur le point culminant d’un îlot nu et sablonneux que le flot échancre en attendant qu’il l’emporte, apparaît une hutte en bois, à l’aspect misérable et triste. Des filets qui sèchent au soleil, accrochés à des pieux, une barque amarrée sur la grève, indiquent assez que l’habitant de cette pauvre demeure ne compte sur la terre que pour porter sa maison et que c’est le fleuve qui le nourrit.

Costumes de Pesth. — Dessin de Lancelot.

Sur un terrain plus élevé et plus solide, voici une ferme. Au centre d’une enceinte de planches frustes, de troncs d’arbres ou de simples piquets penchés et tordus par le vent de la steppe, s’élèvent trois ou quatre bâtiments, à toitures basses, percés de petites fenêtres, couverts de chaume. L’espace intermédiaire forme la cour, dont le milieu est occupé par le puits et par l’abreuvoir. Ce puits que l’on retrouve partout, dans les contrées du bas Danube, mérite une mention et une description particulières. À dix pas de la margelle formée de pièces de bois grossièrement ajustées, s’élève un gros poteau de six à sept mètres de haut dont le sommet fait fourche. Sur cette fourche pose une traverse formant bascule et amincie par l’une des branches. Cette branche, qui s’allonge au-dessus de l’ouverture du puits, supporte une perche flexible, plus ou moins longue suivant le degré de profondeur de la source, et à laquelle est accroché le seau. L’autre bout de la traverse est plus gros, partant plus lourd, et le poids en a été calculé de façon à balancer celui du seau quand il est rempli. Lorsque la machine est au repos, le gros bout du balancier touche presque le sol, et le seau repose sur la margelle. Pour le mettre en mouvement, il suffit d’une simple traction de haut en bas, opérée au-dessus du seau qui, le gros bout se relevant, descend et s’emplit. Dès qu’il est plein, le contre-poids, ramené vers le sol par une nouvelle traction en sens inverse de la première, fait remonter le seau à la hauteur de la margelle où le fermier ou la fermière s’en empare et verse son contenu dans l’auge disposée en forme d’abreuvoir. Cette auge est le rendez-vous ordinaire de tous les animaux de la ferme. De belles vaches blanches y viennent boire et retournent tranquillement à leur étable. Les chevaux se pressent et se disputent la place. Les juments conduisent leurs jeunes poulains à la tête mutine, aux longues jambes, à la démarche indécise et capricieuse. Les porcs bruns se vautrent dans la terre détrempée par l’eau du puits. De nombreuses troupes de canards s’en vont à la file dans toutes les directions, de cette allure familière aux patrouilles villageoises. Un groupe d’ânes, allongeant leurs têtes sur le cou les uns des autres, se tient à l’écart dans une attitude réfléchie. Un jeune cheval qui nous regarde passer, hennit au sifflement de la machine, s’enfuit au galop et sème le désordre parmi tous les paisibles quadrupèdes qui s’éparpillent en courant effarés au milieu de la troupe emplumée qui bat de l’aile et pousse des nasillements discordants. Les deux chiens de garde qui dormaient à l’ombre, accourent au bruit de l’émeute, et leur brusque intervention achève de disperser les fuyards qui rentrent chacun dans son quartier. Il ne reste plus dehors que le trio de philosophes qui n’ont pas bougé pendant toute cette panique, comme s’ils eussent continué quelque grave méditation. Les chiens les aperçoivent, et comme l’autorité ne doit pas être dérangée pour rien, ils leur courent sus, et les ramènent à l’écurie en les poursuivant d’aboiements furieux.


Un léger pli de terrain, quelques broussailles nous dérobent ce tableau qui m’a fait penser à Granville : ne dirait-on pas en effet d’une scène de la vie humaine jouée par les animaux ! Bientôt nous n’apercevons plus