Page:Le Tour du monde - 11.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

derniers conquérants et dont les coupoles en plomb rivalisaient d’élégance et d’éclat avec les dômes des mosquées, ornaient la ville impériale lorsqu’elle revint en 1686 au pouvoir de ses premiers maîtres. Un des plus célèbres est le Brückenbad, construit en 1566 par les ordres du gouverneur Moustafa-Sokoli pacha, Hongrois d’origine, qui avait puissamment contribué à l’embellissement de Bude. On m’avait parlé des restes des anciennes étuves turques comme d’une chose curieuse à voir. J’avais aussi beaucoup entendu vanter les charmes des bains orientaux, et comme on m’assurait que la tradition avait conservé à Brückenbad les rites mahométans (en fait de bains) dans toute leur pureté, je voulus en juger par moi-même. Un bateau, partant toutes les heures durant la belle saison, conduit de Pest à Brückenbad en un quart d’heure. J’y montai un matin en compagnie d’une nombreuse troupe de baigneurs et de promeneurs. L’établissement, du moins ce qu’on en voit extérieurement, cours, pavillons, salons de lecture et de restauration, est moderne. Mais la salle de bains proprement dite est restée entièrement turque. C’est une grande pièce de forme octogone, très-élevée, voûtée et éclairée du sommet de la coupole ; on dirait d’une mosquée. Quatre arcades que supportent des colonnes trapues, à bases et à chapiteaux byzantins, abritent sous leurs profondeurs voilées des estrades dont les dernières marches se perdent à une hauteur de cinq mètres dans les nervures des ogives. D’autres arcades forment des niches ou communiquent aux cabinets des baigneurs. Au centre, un grand bassin, d’où s’échappent, comme d’un geyser d’Islande, des tourbillons de vapeur. Trois marches, contournant le bassin, conduisent à l’eau.

Le Stadtvallchen ou jardin public, à Pesth. — Dessin de Lancelot.

Ce fut seulement quand je me trouvai acclimaté que je pus faire ces remarques. Car, dans le premier moment, lorsque, après avoir dépouillé ses vêtements, on pénètre dans cette étuve, on se sent comme suffoqué et aveuglé, et l’on ne perçoit rien qu’une sensation très-pénible, à laquelle on s’habitue néanmoins assez promptement. Le pouls s’accélère, le cœur se gonfle, la vue se trouble, on peut à peine se tenir debout. Ce n’est qu’à la longue, à mesure que la transpiration s’établit, que le corps parvient à se mouvoir, et que l’esprit acquiert une perception confuse des objets. Le nuage de vapeur humide et gris, qui vous enveloppe, en décomposant la lumière, estompe et dénature toutes les formes. Les baigneurs au milieu desquels vous vous traînez ressemblent à des ombres. Les plus pudiques enveloppés de longs peignoirs, ont l’air de traîner des suaires. Lorsque le corps est à l’unisson de cette haute température, on descend dans le bassin au milieu duquel bouillonne la source, à une température de cinquante degrés. Cette première immersion paraît insupportable, et l’on a hâte d’ordinaire de se soustraire à cette brûlante étreinte de la naïade, qui produit sur la peau l’effet d’un sinapisme et la colore d’un beau rouge. Quelques baigneurs s’en tiennent là, et une fois sortis du bassin, se contentent de flotter languissamment, dans le vaporeux brouillard. Ceux qui veulent épuiser la coupe de délices, se traînent d’un pas chancelant jusqu’à une des estrades. À chaque marche qu’ils gravissent, l’air devenant plus lourd, la chaleur plus intense, ils sont transformés en fontaines