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Ces mélodies, qui sont en Hongrie ce que sont ailleurs les chants populaires, les doïnas en Roumanie, les pesmas chez les Serbes, se chantent par milliers d’un bout à l’autre du pays magyar. Pas un village qui n’ait son répertoire de chansons et sa bande de Bohémiens. Bande est pris ici dans le sens italien ou anglais (troupe de musiciens). Car ceci est à remarquer : le chanteur, l’accompagnateur de ces airs éminemment magyars, ce n’est pas le Magyar, c’est le Bohémien. Le Magyar est un dilettante : il ne chante pas, il écoute. « Pour le Hongrois, écouter la musique nationale est une affaire sérieuse. Il se fait jouer ses airs favoris et songe aux anciens jours. » Telle est l’explication que donnent de ce phénomène étrange les écrivains magyars. Pour moi, j’y vois encore autre chose : un reste de cet esprit et de ces mœurs chevaleresques qui caractérisent même aujourd’hui le Hongrois. Le Hongrois, noble ou paysan, est un chevalier. Il a ses ménestrels. « Allons, ménestrel, prends ta viole et charme l’ennui superbe de ton seigneur en chantant ses exploits et ceux des héros de sa race. »

On soupe généralement à Pesth, et dans les hôtels et les restaurants à la mode, la musique accompagne d’ordinaire le souper, lequel se prolonge parfois assez avant dans la nuit. Deux jeunes artistes avec qui je m’étais lié, à Pesth, me conduisirent un soir à un certain restaurant de Komlo, le plus renommé de tous sous le rapport musical. C’est là que je vis, pour la première fois, un orchestre de Tsiganes, non point, il est vrai, de vrais Tsiganes comme je devais tant en rencontrer durant le reste de mon voyage, déguenillés, sales, aux trois quarts nus, mais des Tsiganes civilisés, portant habit noir et manchettes, bien qu’à voir leurs cheveux crêpus et luisants, leurs yeux enfoncés et ombragés d’épais sourcils, leur teint olivâtre, leurs pommettes anguleuses, leurs lèvres retroussées légèrement, et montrant des dents blanches et aiguës, on ne pût mettre en doute leur origine. Leur musique a quelque chose d’étrange. Un petit nombre d’instruments seulement, les basses et un alto, disent le chant selon qu’il a été écrit, mais toujours dans une tonalité sourde, tandis que le reste de l’orchestre, violons, flûtes, hautbois, brodent sur ce chant un nombre infini de trilles et d’arpéges sur des notes claires et aiguës. Ce contraste produit une harmonie bizarre d’un effet singulier, mais saisissant.

Un instrument curieux et nouveau pour moi parmi les instruments à corde, c’est le cymbalum (tzim’baloum’). Il consiste en une table d’harmonie munie de cordes de laiton que l’on touche au moyen de deux baguettes très-flexibles terminées par une boule. Je ne sais quelle est son origine, mais elle paraît être fort ancienne. Cet instrument est très-répandu chez les Tsiganes, qui, peut-être, l’ont rapporté de l’Inde au temps de leurs premières migrations. Le musicien qui en jouait à Komlo passait pour un de leurs plus grands artistes, et aussi pour une manière de fou. Fou de son art, cela n’est pas douteux. Il suffisait de le voir avec ses yeux fixes, ses cheveux hérissés, sa figure grimaçante, ses gestes frénétiques : il avait l’air d’une création d’Hoffmann. Son improvisation était une fièvre. Il parlait, riait, pleurait à la fois ; puis, quand le démon musical cessait de l’étreindre, il tombait tout à coup dans une insensibilité complète.

J’avais soupé, je ne saurais dire de quoi, bien que je me rappelle que le piment (paprika), très-goûté en Hongrie et dans toutes les contrées du Bas-Danube, faisait le fond de l’assaisonnement des plats et que le fond l’emportait sur la forme. J’écoutais et je regardais. La salle à manger, en même temps salle de concert, ouvrant sur une cour ornée de magnifiques lauriers-roses, commençait à peine à se désemplir. Il était près de minuit. C’est l’heure à laquelle le Hongrois s’abandonne le plus volontiers aux charmes de la musique et de la conversation, accompagnés de libations fréquentes d’une certaine boisson que l’on dit très-hygiénique et qui m’a semblé fort agréable, composée de vin blanc et d’une eau de source ferrugino-gazeuse. À ce moment les groupes se forment, quelques individus s’isolent, chacun choisit son auditoire et son coin pour jouir à son aise de la musique ou de la causerie.

Près de nous, une société assez nombreuse, composée de journalistes, de propriétaires, de capitaines de 1848, dont l’âge a vieilli les traits, mais non refroidi le cœur, s’organise et prend la direction de l’orchestre. Deux membres de la compagnie viennent me dire que, m’ayant reconnu pour Français, « ces messieurs, tous francs Hongrois, seraient heureux de m’avoir au milieu d’eux. » Je cherche d’abord à m’excuser, mais toutes les mains se tendent vers moi, et soudain la Marseillaise éclate sous l’archet des Tsiganes. À ce chant qui, pour l’étranger, soit qu’il l’appelle ou la craigne, symbolise la France, mon scrupule s’évanouit. Évidemment ma personne n’a rien à faire ici. C’est un hommage rendu non à moi, mais à mon pays. J’accepte l’invitation, je reçois et rends de bon cœur les énergiques poignées de mains et les accolades fraternelles.

On me fait les honneurs des principaux airs patriotiques. On me les explique dans l’histoire passée de la Hongrie, on me les commente par le rôle nouveau qu’elle doit jouer dans l’avenir. Un jeune enthousiaste, qui m’a salué d’un vers de Béranger :

Honneur aux enfants de la France !

me traduit de mémoire, avec une remarquable facilité d’élocution, les airs anciens les plus célèbres, puis plusieurs chants patriotiques contemporains qui ont joué un grand rôle dans les derniers événements politiques. Tel est le fameux Chant de guerre de Pétoëfy, qui sonna la charge dans tous les combats de 1848-49, et que le poëte-soldat répétait encore lorsqu’il tomba mourant sur le champ de bataille.


CHANT DE GUERRE[1].

Le tambour bat, le clairon retentit…
Tous les soldats sont prêts pour la bataille,
En avant !!!

  1. Traduction de M. C. L. Chassin.