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été chassés de leur hôtel qui a été transformé en caserne ! »

C’est ainsi que le sentiment national, si vivace en Hongrie, devient une mine d’or pour l’Autriche qui l’exploite, et pour l’exploiter mieux ne le comprime pas toujours. Elle lui laisse même, dans de certaines occasions, une liberté d’allures et de langage qui surprend l’étranger, peu habitué aux roueries de la politique et de la fiscalité autrichiennes. C’est à la fois un trompe-l’œil pour l’Europe, et un procédé ingénieux et commode pour battre monnaie.

J’ai assisté à une représentation du théâtre national à Pesth. On jouait un drame romantique, à la façon de Shakspeare, tout rempli d’allusions politiques. Je ne me rappelle plus aujourd’hui le titre de la pièce ; mais le sujet est resté gravé assez fidèlement dans ma mémoire, et surtout la promptitude avec laquelle ces allusions étaient saisies et l’effet qu’elles produisaient, je ne dis pas seulement sur le parterre, mais sur la salle entière.

C’est l’histoire d’un roi méchant et parjure que son peuple, las de sa tyrannie, veut renverser du trône pour y faire monter son frère puîné, jeune prince qui possède toutes les vertus, une surtout, rare chez un prince, le respect du droit d’autrui : car il refuse sa participation au complot. Mais ce refus ne sauve pas le monarque qui, pressé de toutes parts par ses sujets, est réduit à implorer l’appui de l’empereur d’Allemagne. Celui-ci lui promet jusqu’à son dernier soldat, sous condition de suzeraineté. Le roi accepte malgré les supplications de sa mère et de sa femme qui lui disent : « Tu sacrifies l’indépendance de ton pays ; tu es perdu sur la terre, tu seras maudit dans le ciel. » Vaincu, abandonné par sa femme qui lui préfère « l’honneur de la patrie, » il est trahi par l’empereur, à la face duquel il lance cette apostrophe qui soulève un tonnerre d’applaudissements : « Allemand sans foi ! traître Allemand ! Allemand maudit ! gare à toi si je te retrouve l’épée à la main, » puis il disparaît de l’action. Plus tard, accablé par l’âge et la misère, oublié, mendiant, il voit passer en triomphateur son frère devenu roi et de plus le mari de sa femme ; il reçoit de lui l’aumône qu’il sollicite en expiation de son crime, et meurt dans les bras de sa mère qui seul l’a reconnu et lui pardonne.

Czikós chantant, suivis d’un Tzigane. — Dessin de Lancelot.

Un épisode caractéristique entre vingt autres. Après la perte de la bataille, deux chefs de l’armée royale tombent blessés, mourants, aux mains des patriotes. Amenés en présence du prince (celui-ci, à la suite de je ne sais quels incidents, probablement après la trahison du monarque, a fini par se joindre aux révoltés), l’un s’excuse d’être demeuré fidèle à son maître. C’est un vieux serviteur, conseiller ferme et droit, malheureusement trop peu écouté. Le jeune prince l’interrompt : « Tu avais juré à son père, ton compagnon d’armes, d’être pour lui un ami jusqu’à la mort : Tu as tenu ton serment. Je te pardonne et t’honore. Meurs en paix. » L’autre est jeune, il s’est fait par ambition le seïde du monarque détrôné : « Meurs comme un chien, renégat ! » lui crient les soldats en le lapidant.

Je ne pense pas qu’un tel drame contribue beaucoup à la fusion des deux nations. Il est joué avec une énergie entraînante. Le principal rôle est tenu par un des premiers agitateurs de 1848, Egressy, que l’on surnom-