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de clore notre revue nous prendrons langue un peu chez nous. Pour ceux d’entre vous, mes honorés lecteurs, qui aimez à entendre parler, et bien parler, des choses géographiques, je regrette que vous n’ayez pas assisté, le 29 avril dernier, à la séance publique de notre Société de géographie. Vous y auriez entendu des communications et des discours qui vous auraient vivement intéressés, j’ose l’affirmer. Vous auriez entendu M. Antoine d’Abbadie vous raconter verbalement, avec une adorable simplicité relevée fréquemment d’une pointe de finesse ou d’un trait spirituel, et trouvant aussi, sur certains sujets, l’accent ferme et digne d’une conscience qui ne sait pas capituler avec le devoir, vous auriez, dis-je, entendu M. d’Abbadie vous raconter « comment il est sorti du Kafa. » Vous vous rappellerez que le Kafa est un des pays fort peu connus qui confinent à l’Abyssinie du côté du sud. Il n’est pas aisé d’y arriver ; il est plus malaisé d’en sortir : notre savant voyageur en fit l’épreuve. Vous auriez entendu un discours d’ouverture tout à fait remarquable du président de la Société, M. le marquis de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine. M. Chasseloup-Laubat est du trop petit nombre d’hommes (chez nous, du moins, ce qui est triste à dire) qui dans une position élevée n’en prennent pas moins au sérieux les fonctions d’honneur qu’une Société scientifique leur aura décernées. Le discours que je signale sort complétement du moule banal où sont jetées d’ordinaire ces harangues d’apparat. Riche de faits, sobre d’expression, plein de choses et de pensées, celui-ci est l’œuvre d’un homme fortement nourri des études qui tiennent à la science du globe et à son histoire. J’en pourrais citer bien des passages ; je suis contraint de me borner à celui qui regarde notre récente possession de Cochinchine.

« Dans notre dernière réunion, a dit le ministre, je vous exprimais l’espérance de voir s’ouvrir la route pour des voyageurs, qui, de nos possessions de la Cochinchine, pourraient parcourir les parties encore inconnues de l’Asie. Ce projet, je l’espère, se réalisera bientôt.

« Aujourd’hui, notre domination est assurée sur les contrées qu’un traité de paix nous a cédées, et qui chaque jour comprennent mieux les bienfaits que notre civilisation chrétienne sait répandre.

« Notre influence commence à s’étendre aussi sur l’ancien royaume du Cambodge, que nous n’avons jamais eu l’intention d’envahir, mais dont nous voulons, au contraire, protéger l’indépendance.

« Déjà le souverain qui règne à Houdon est venu dans la capitale de nos provinces voir par lui-même ce que sont notre administration, nos mœurs, nos soldats, et, plein de confiance, il est retourné dans ses États sur le bâtiment à vapeur que l’Empereur lui a donné, et sur lequel il peut aujourd’hui parcourir une partie du grand fleuve.

« Vous le savez, ce fleuve du Laos, du Meicong, du Song-long, je ne sais en vérité comment l’appeler, car son nom varie, change et semble presque aussi inconnu que son cours ; ce grand fleuve, enfin, dont les embouchures, aujourd’hui françaises sous les murs de Mitho, forment un magnifique delta, ce grand fleuve prend, dit-on, sa source dans les montagnes du Tibet, traverse quelques provinces de la Chine, puis un pays que, sous le nom de Laos, nous connaissons à peine.

« C’est ce fleuve qui chaque année vient comme le Nil, par ses bienfaisantes inondations, fertiliser les plaines de la basse Cochinchine ; mais la nature, plus favorable encore, si c’est possible, pour ces contrées que pour l’Égypte, a voulu lui permettre, en quelque sorte, d’emménager ses eaux dans un de ces réservoirs comme la main de Dieu seul sait les créer.

« En effet, lorsque la crue du grand fleuve s’est élevée à une certaine hauteur, elle refoule le courant d’une rivière qui s’écoule du lac immense du Cambodge, remplit le lac, qui ne laisse plus échapper ses eaux que lorsque la crue a cessé complétement, et alors il vient, à son tour, augmenter le volume du fleuve pour toute la basse Cochinchine.

« Il y a là, messieurs, de grandes et magnifiques explorations à faire ; sans vous parler des ruines d’Angor que déjà nos marins ont visitées, il y a tout ce cours du fleuve que nous n’avons remonté que jusqu’aux premières cataractes. Sera-ce un jour une nouvelle route qui servira au commerce d’une partie de l’intérieur de la Chine ? La Providence a-t-elle réservé ce bonheur à la civilisation, cette récompense aux efforts, aux sacrifices, que, dans son désintéressement, la France a faits en portant dans ces contrées le drapeau qui protége la croix du Christ ?

« C’est ce que l’avenir dira ; c’est ce que chercheront à découvrir les hardis voyageurs que nous verrons bientôt sans doute partir de Saïgon. »

Notre position nous ouvre là, en effet, un rôle auquel nous ne faillirons pas. La péninsule indo-chinoise, dans ses parties intérieures, est au nombre des contrées orientales les moins connues ; c’est à nous désormais, c’est à nos voyageurs à pénétrer de proche en proche dans ces pays inexplorés. Nous avons à recommencer ici ce que nous avons fait, ce que nous faisons chaque jour en Algérie. En prenant pied sur cette terre d’Asie, nous avons contracté une dette envers la science ; nous y ferons honneur.

Vivien de Saint-Martin.


FIN DU ONZIÈME VOLUME.