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l’ai pris longtemps pour un jupon, composent tout leur costume. Ils remplacent la botte éperonnée par un carré de cuir replié sur le pied et se reliant à la jambe au moyen de courroies. C’est l’ancienne chaussure sarmate. Leur chapeau à bords plats est si large qu’il les abrite comme un parasol.

Les femmes slovaques ont le monopole du badigeonnage. On les rencontre par groupes assez nombreux, qui stationnent, attendant la pratique, à l’angle de certains carrefours. Elles sont assises en rond autour d’un faisceau de grosses brosses emmanchées de longues perches. De grands seaux remplis de couleur blanche, les provisions d’un frugal repas, complètent leur attirail. Elles servent en même temps d’aides-maçons. Je m’arrête souvent à regarder courir le long des échafaudages et grimper sur des rampes conduisant d’étage en étage ces vaillantes créatures en jupons courts, aux bras robustes et aux pieds nus. Portant sur la tête un petit baquet rond, à oreilles, elles s’élancent vivement par file de douze ou quinze, escaladent les hauteurs, enjambent les poutres et pivotent aux encoignures avec une aisance et un aplomb admirables, ralentissant parfois leur marche aux passages difficiles, mais n’hésitant jamais. Une main soutient leur baquet ; l’autre est fièrement posée sur la hanche. Leur pas ferme et leurs mouvements réguliers semblent réglés sur un rhythme musical. Elles arrivent gravement, dans une attitude de cariatide, au sommet du mur en construction, déposent leur fardeau, mortier ou briques, à la gauche des maçons, sérieux comme les maçons de tous les pays ; puis sans heurter leurs compagnes qui montent, et se servant de leur baquet vide pour équilibrer leur marche, elles redescendent en courant et en dansant comme un chœur d’opéra-comique.

La danse est une des passions des Hongrois. On sait que les hussards de Bem, après avoir enlevé une position et sabré l’ennemi, descendaient de cheval et tout haletants encore de la charge, au milieu des morts et des blessés, se mettaient à danser deux à deux les danses nationales en poussant des hurrahs frénétiques.

J’ai rencontré peu de monuments à Pesth. Mais les maisons y sont amples et commodes. Le Hongrois est hospitalier ; il lui faut de l’espace. Je remarque avec peine que la plupart des constructions modernes ont cet affreux caractère gothique-alcazar qui est si fort à la mode aujourd’hui en Allemagne et ailleurs. On m’a montré, exposé au Casino, un projet d’Université nationale, sur un plan très-vaste, conçu dans ce nouveau vieux style, qui est à la fois un anachronisme et une absurdité à notre époque. Je ne sais si ce projet est protégé par l’autorité, mais il m’a paru peu goûté des artistes.

Un peintre, que je soupçonne fort d’être poëte, me disait : « Il faut à la Hongrie, à Pesth qui sera capitale ; où le ciel est bleu, les femmes belles, fortes et hardies, les hommes pleins d’aspirations généreuses et régénératrices, une architecture qui laisse entrer librement l’air et la lumière partout. Il nous faut dans nos palais de délibérations et d’études, de la place pour tout le monde ! — Nous sommes les fils de ceux qui, dans les champs de Rakos, aux jours d’héroïsme et de liberté, à cheval, une main sur leur sabre, une main sur leur cœur sous le regard de Dieu, choisissaient le plus digne pour en faire un roi ! — Nous sommes décimés, nous ne sommes ni détruits ni dégénérés ! À notre jeunesse, qui a tant soif de science, à notre peuple, si avide et si digne de liberté, à nos poëtes que des aspirations contenues brûlent et dévorent, il faudra un jour, bientôt, le forum antique, ses longues colonnades, ses larges portiques, et la tribune aux harangues, dominés par un vaste Panthéon pour tous nos martyrs ! Mais cette architecture étriquée, mesquine, féodale, moitié caserne, moitié couvent, symbolisant faiblement encore, mais rappelant trop l’esprit de castes et de priviléges que la raison de l’homme réprouve et secoue aujourd’hui partout où l’homme pense ! c’est de l’architecture d’esclaves ! Une seule strophe de Pétoëfi, chantée par de vrais Magyars, ferait crouler ces murs, si on les élevait ! »

Le hasard voulut que je témoignasse devant un député le désir d’assister à une séance de la Diète. Aussitôt il me tendit la main : « Vous êtes Français, vous avez droit de cité en Hongrie, venez. » Il me conduisit au questeur, qui me fit placer dans la tribune des journalistes, vis-à-vis du bureau. On achevait la discussion de l’adresse, cette fameuse adresse qui devait faire évanouir toutes les espérances de conciliation entre la Hongrie et l’Autriche. L’assemblée était au complet ; les tribunes étaient combles. Je vis là de belles physionomies, énergiques et fines. Les orateurs parlaient simplement, avec fort peu de gestes, en gens pressés de faire entendre ce qu’ils croient bon qu’on sache, et qui se préoccupent peu de l’effet qu’ils produiront, pourvu que leur pensée arrive claire et nette à l’esprit de leurs auditeurs. Les radicaux, ceux qui ne veulent point entendre parler de concessions à l’Autriche, ont évidemment la majorité dans la chambre, et ce sont ceux qui triompheront dans la rédaction de l’adresse. Cependant, ils écoutent avec déférence les légistes. On appelle ainsi le parti modéré, dont M. Deak est le chef, et qui tend par ses efforts à empêcher une rupture absolue et immédiate. La physionomie de M. Deak exprime au plus haut degré la ténacité et la concentration. Un peu replet, la mise négligée, la tête enfoncée dans les épaules, les cheveux épais et tombant sur le front, l’œil abrité sous un gros sourcil, la bouche cachée par une épaisse moustache tombante, il parle, la main gauche dans sa poche, tandis que de la droite il plaque un à un ses arguments sur le dossier de son banc. Des oui ! oui ! interrompent ou suivent son discours, tandis que ses contradicteurs, plus jeunes et plus ardents, soulèvent une longue suite d’eljen (vivat) répétés à l’envie par les tribunes. Parmi les députés, j’en remarque un qui porte l’habillement de toile et le gilet de drap bleu des simples laboureurs. Il paraît n’être ni de la gauche ni de la droite. Debout, isolé et songeur, la tête appuyée sur ses mains croisées sur le pommeau d’une haute canne, il écoute. On dirait