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où l’on étale tout le service. On fait la toilette ; les dames, fraîchement peignées, sont en robes de soie ; les hommes, en habit noir. Au dessert on enlève la nappe, on met le fromage et les fruits sur la table munie d’un tapis ; puis les dames s’en vont, et alors les hommes, restés seuls, boivent à coups redoublés les liqueurs alcooliques et les vins de France. Quelques-uns tombent sous la table, et les serviteurs les emportent religieusement avec le plus grand sang-froid du monde. Autrefois cet incident se renouvelait plus souvent qu’aujourd’hui. La conversation est sérieuse, lente, elle s’arrête quelquefois. Pas de traits d’esprit comme en France, pas d’entraînantes discussions, point de ces gais récits que nous aimons tant après boire. Les Anglais ne trinquent pas. Quand on veut boire un verre de vin avec quelqu’un (c’est l’expression consacrée), on l’invite à remplir sa coupe, on remplit la sienne, et chacun des buveurs salue l’autre en portant le verre à ses lèvres.

Tel est le dîner anglais. Dans les grandes familles, surtout en présence d’invités, il se sert avec un luxe dont nous n’avons guère l’idée en France. La beauté de l’argenterie et des cristaux, la bonne tenue des domestiques, rachète la mauvaise confection des plats. Le poisson, les viandes, nagent dans des sauces sans nom ; les légumes sont servis à l’eau (il est vrai qu’on a devant soi tout un arsenal d’assaisonnements incendiaires pour en relever le goût), et des pâtisseries à moitié cuites recouvrent des produits habitués à d’autres emplois, comme la rhubarbe.

Le dîner n’est pas le dernier repas des voraces Anglo-Saxons. Ils ont encore le souper, où réapparaissent le thé et les viandes froides ; on y sert aussi les confitures. Tout cela est prévu, calculé, et malheur à l’infidèle qui voudrait intervertir cette rigoureuse discipline. D’un bout à l’autre du Royaume-Uni, il serait poursuivi, vilipendé, et on lui appliquerait le dicton national : Honni soit qui mal y pense !

Mineur de Wheal Friendship.

Reconnaissons bien vite que les Anglais chez eux ont du bon. Il se dégage de leur intérieur comme un parfum de vie de famille et de franche hospitalité qui tend malheureusement à disparaître chez nous. Le home britannique frappe le visiteur le moins attentif, le plus prévenu. On voit qu’il y a là le véritable foyer domestique, le sanctuaire de la vie privée, presque muré pour le monde extérieur : Every Englishman’s home is his castle, « le foyer de l’Anglais est son château fort, » dit un adage bien connu. C’est par ce côté tout moral qu’il faut prendre les descriptions qui précèdent, et non par ce qu’elles pourraient présenter de plaisant. La devise des gastronomes : « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai ce que tu es » n’est pas d’ailleurs toujours applicable. À ce compte, les Espagnols seraient un piètre peuple ; ils ont montré cependant en 1812 tout le courage et l’énergie dont ils étaient capables.

Entraîné un moment loin du but, j’y reviens par un chemin détourné, sinon par le chemin des écoliers, au moins par le chemin des mines.

M. Matthews n’ayant pu nous accompagner lui-même sur les travaux dont il était le gérant, ceux de la fameuse mine de Wheal friendship[1], nous avait donné une lettre pour le capitaine de la mine, master Bennett. Celui-ci nous reçut à bras ouverts. Il était fier de montrer ses chantiers à des Français. Il avait, du reste, gagné tous ses grades dans son rude métier : d’abord mineur, puis caporal, enfin capitaine. Ce dernier titre équivaut en Angleterre à celui d’ingénieur ou directeur de mines. Ce ne sont pas les examens de l’école ni la faveur, c’est le travail et l’intelligence pratiques qui y mènent, et cette façon de parvenir en vaut bien une autre. Bennett était un homme de six pieds, haut en couleur, comme presque tous les Anglais, fort, fier, vigoureux, un vrai athlète enfin, qui à la boxe aurait tué son homme. Il nous fit voir ses plans avec orgueil : c’étaient d’immenses feuilles de vélin où se développaient en projection horizontale toutes les galeries souterraines : on eût dit les rues d’une ville aux mille détours. Sur une coupe verticale se projetaient les différents étages de

  1. Mot à mot : « la mine de l’Amitié. » Wheal ou Huel est un mot de l’ancien breton de Cornouailles analogue à l’anglo-saxon work. Il veut dire, en général, « travail, » et en cas particulier « travail de mine. » Le gallois hwyl a la même signification. D’autres étymologistes prétendent que les mots huel ou wheal se retrouvent dans l’anglais hole, trou, et par extension, mine. Grammatici certant.