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l’Anglais, surtout en voyage, et c’est au touriste à se munir de provisions au départ. Nous entrons dans le refreshment room, le salon des rafraîchissements, nous enlevons à la hâte une bouteille d’ale, un sandwich tout préparé, quelques galettes sèches, et remontés en voiture nous grignotons sur nos banquettes ce déjeuner de cénobite. Nos voisins sortent de leurs paniers des viandes succulentes. Buvant à même à de larges flacons de wisky, de porto ou de sherry, dont l’odeur alcoolique parfume tout le wagon, ils rient de notre tempérance, et bien que nous ne leur ayons pas été présentés, nous offrent fraternellement de partager leurs provisions. Nous refusons en remerciant ; mais la conversation s’engage. L’Anglais en voyage est volontiers bavard. Mes amis profitent de l’occasion pour épancher leur bile contre l’Angleterre. Le service des chemins de fer leur semble trop livré au laisser faire ; c’est à chacun de chercher et de trouver sa route, et le principe du help yourself, « soyez à vous-même votre propre garde, » est ici trop absolument appliqué. En outre, à part les premières classes, l’absence du comfort est partout trop sensible. Aux secondes, un banc de bois, des dossiers de bois, cinq places non numérotées, non divisées sur chaque rang, voilà ce qu’on offre aux voyageurs dont la bourse n’est pas assez garnie pour aborder « the first class. » C’est sur celle-ci que se sont concentrés tous les soins, toute l’attention des compagnies ; dans les autres, on vous parque comme des moutons. Après tout, c’est peut-être une voie détournée pour amener peu à peu tout le monde à voyager en première classe, et à faire que tout soit pour le mieux sur le meilleur des railways possible.

D’Exeter à Plymouth, le chemin de fer côtoie longtemps le rivage ; une double rangée de rails s’aligne jusque dans la mer ; des falaises tombent à pic sur la voie ; des grès rougeâtres, ferrugineux, marient heureusement leur couleur au vert azuré de la nappe liquide. Par moments, une blanche voile surgit à l’horizon ; parfois aussi la falaise, s’avançant dans l’eau, interrompt brusquement la voie qui traverse alors le roc en tunnel : on dirait que tout le convoi va s’engloutir dans les ondes. Le long du chemin sont quelques jolis ports, comme Dawlish, Teignmouth, fréquenté l’été par les baigneurs fashionables à cause de leur doux climat. Il est peu de routes aussi pittoresques et d’un aspect aussi saisissant. Pour mon compte, en recueillant mes souvenirs, je ne trouve que dans la fameuse route de la Corniche, qui conduit de Nice à Gênes, un second exemple d’une voie de terre conquise pour ainsi dire sur les falaises et sur la mer. Au reste, le chemin de fer d’Exeter à Plymouth n’offre ce merveilleux spectacle que sur une portion de son parcours. Il entre ensuite en plein dans les terres, on ne tarde pas à perdre la Manche de vue, on laisse bien loin à gauche Torquay, Darmouth, qui se baignent dans les eaux du Canal, et l’on arrive enfin, presque sans s’en douter, à Plymouth, l’un des plus beaux ports de l’Angleterre.

Plymouth, port de commerce et port militaire à la fois, méritait toute notre attention. D. B…, en peintre de marine, ne se sentait pas de joie devant les points de vue splendides de la rade. Nous allâmes visiter Devonport, où se trouvent l’arsenal, les chantiers de construction, les citernes d’eau douce, les docks. Un brise-lames (break-water), jeté au milieu des eaux en forme d’énorme digue d’une longueur de plus de 1 500 mètres, protége les ports de Plymouth contre l’irruption de la mer soulevée par les vents du sud ou du sud-ouest, et une ligne de forts et de murailles savamment établis défend de tous côtés la ville. Plymouth est comme le Toulon des Anglais ; sa baie est magnifique ; elle s’appuie sur l’embouchure de deux fleuves, le Tamar et la Plym. Celle-ci a donné son nom à la ville[1].

Plymouth a quelques rues larges, bien tracées, mais ne contient dans son intérieur aucun monument digne d’être cité. La population, y compris celle de Devonport, est de plus de cent mille habitants.

En mer, à dix-sept milles du port, se dresse sur un écueil le phare d’Eddystone, qui est, avec le Break-water, une des merveilles du Royaume-Uni.

Break-water ou brise-lames de Plymouth. — Dessin de Durand-Brager.

Le Break-Water a été construit en 1812, et il est l’œuvre de l’Écossais Rennie, fameux ingénieur et mécanicien, élève du grand Watt. On y a travaillé trente--

  1. Toutes les villes dont les noms en anglais se terminent en mouth sont presque invariablement situées à l’embouchure d’un fleuve dont le nom même forme la première partie du nom de la ville ; exemple : Plymouth, Falmouth, Teignmouth. Mouth en anglais veut dire bouche et par extension bouche ou embouchure d’un fleuve.