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avaient jusque-là essayé de cacher, non sous les draps qui n’étaient pas suffisamment longs, mais entre leurs mains. Puis, se dressant sur leur séant, elles ramenèrent pudiquement les deux bras sur leur poitrine, et enfin fixèrent sur nous un regard d’une extrême douceur. On y lisait comme une sorte d’étonnement naïf, et ces trois jeunes visages nous étaient à tous véritablement sympathiques.

« Comment vous nommez-vous, mesdemoiselles ? leur demanda l’inspecteur, avec cette politesse réservée, que les Anglais ont pour les femmes en toute circonstance.

— Moi, Mary ; mes amies, Betzy et Jenny, répondit l’une d’elles plus rassurée que ses compagnes.

— Quel âge avez-vous ?

— Seize et dix-sept ans.

— Avez-vous encore vos parents ?

— Nous ne les avons jamais connus.

— Pourquoi ne travaillez-vous pas ?

— Nous avions de l’ouvrage le mois dernier, mais on nous l’a retiré depuis, vu la morte saison. Nous en avons vainement demandé ailleurs.

— Où donc travailliez-vous ?

— Dans un atelier de couture.

— Et maintenant, que faites-vous ? »

Ici un silence qui nous fit mal. Les pauvrettes demandaient l’aumône, cherchaient dans les tas d’ordures des rues quelque chose à revendre, souvent de quoi manger, et la nuit, pour la modique somme d’un penny, elles venaient toutes trois dans ce galetas immonde reposer un moment sur un affreux grabat, presque à la merci des filous, des voleurs, des vagabonds de la pire espèce. Nous nous nous retirâmes navrés, laissant quelques pièces de monnaie à ces malheureuses filles qui nous remercièrent en pleurant.

Ces masures en ruine, où les mendiants vont ainsi loger la nuit, ne sont pas sous la surveillance de la police, not under our supervision, me disait l’inspecteur Price, et le respect pour la liberté individuelle est tel en Angleterre que la police n’y pénètre d’ordinaire qu’avec discrétion. Il se passe, dans ces affreuses mansardes, bien des choses dignes de compassion et de pitié, et l’on raconte que, dans un de ces galetas hideux où les mendiants et les filles abandonnées vont ainsi passer la nuit, un pauvre diable, mort de faim au milieu d’un tas de chiffons où il s’était endormi sur le parquet, fut à moitié dévoré par les rats et les chiens. La comparaison est donc tout en faveur des maisons que nous avions d’abord explorées. Dans celles-ci, en effet, règne, on l’a vu, un certain ordre ; la police, en les autorisant, s’en réserve l’inspection, et les règles de l’hygiène y sont à peu près observées. La ventilation y est bonne, on y allume du feu ; dans les dortoirs ne peuvent coucher qu’un certain nombre de personnes : les lits sont numérotés, distincts, les sexes séparés. Mais les masures, les galetas réservés aux vagabonds, aux délaissés et aux désespérés, destitute and desolate persons (c’est ainsi que les désigne la police anglaise), comme ils font mal à voir et comme nous sortîmes le cœur serré de la mansarde où Mary et ses compagnes passaient de si pénibles nuits !

Il était trois heures du matin quand nous quittâmes cet endroit. À la station de police où M. Price nous conduisit alors était la prison où l’on enferme les ivrognes et les batailleurs ramassés sur la voie publique. On nous ouvrit quelques-uns des cachots. Dans l’un étaient entassés des hommes cuvant tranquillement leur vin ou pansant leurs blessures récentes. Quelques-uns essayèrent de réclamer contre leur détention en voyant l’inspecteur Price, qu’ils reconnurent à travers les fumées bachiques, mais on ferma prudemment la porte au nez de ces récalcitrants. Dans un autre cachot étaient enfermées les femmes, moins paisibles que les hommes, et se livrant à un bavardage effréné ; il est vrai qu’elles avaient cette fois pour excuse la boisson. Dans un troisième réduit, le spectacle était horrible : une femme isolée là, car elle était en proie à un véritable accès de delirium tremens, les cheveux défaits, flottants sur ses épaules, l’œil hagard, la figure ensanglantée par ses ongles qu’elle y promenait avec fureur, présentait la véritable image d’une harpie. Dès qu’elle devina que M. Price était arrivé :

« Je veux sortir, monsieur l’inspecteur, s’écriait elle ; je veux m’en aller, je veux rentrer chez moi ; mon mari et mes enfants m’attendent ! »

Le cœur de la femme et de la mère se réveillait chez l’ivrognesse.

« Ouvrez-moi, que je retourne à la maison ! »

Puis, passant de la fureur à la mansuétude :

« Allons, mon cher monsieur Price, mon bon ami, my good friend, disait-elle, relâchez-moi ; je vous promets d’être bien sage. »

Et voyant qu’on ne l’écoutait pas : « C’est faux ! exclamait-elle, je ne suis pas ivre, c’est une lâcheté des agents ; demain, j’irai me plaindre aux juges. »

Et elle battait de sa tête les murs de sa prison ; elle secouait la porte sur ses gonds, des paroles inintelligibles sortaient de sa bouche ; elle se roulait par terre, écumante, criant toujours. Nous restâmes là près d’une demi-heure, et pendant une demi-heure cette furie ne cessa pas de crier. Tantôt elle nous interpellait nous-mêmes, tantôt elle appelait à son aide des êtres imaginaires. Deux fois j’essayai, à travers le judas de la porte, de fixer mes regards sur elle, deux fois je reculai presque épouvanté devant cette folle furieuse qui voulait se jeter sur moi malgré la porte qui lui barrait le passage. Un constable ouvrit un instant le cachot, et alors elle redevint calme, demandant de sa voix la plus douce qu’on la remît en liberté. « Oui, en liberté demain matin, » lui disait l’agent avec bonté, et cette mégère se taisait.

Les spectacles divers dont nous avions été successivement témoins pendant cette nuit, si étrangement employée, nous avaient singulièrement émotionnés et comme ahuris. Quatre heures venaient de sonner, le jour se faisait dans Londres où, par une latitude de 52 degrés, le soleil en été se couche presque aussi tard et