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fêtant Bacchus, malgré l’heure tardive conviant au sommeil. Le maître de la maison, John Seymour, n’en fut pas moins fier de nous montrer ses chambres en cicerone bien appris. « Voyez comme tout est parfaitement disposé, nous disait-il, et comme j’ai su tirer parti de la place. En mer, mes gens ne couchent que sur des hamacs ; ici, ils ont de véritables cabines. » Et il nous montrait, noyées dans les boiseries de l’appartement, des espèces de vastes commodes qui avaient perdu le devant de leurs tiroirs : c’étaient les lits des matelots. « Voyez, voyez, continua-t-il en en découvrant plusieurs, pour faire valoir sa marchandise, chacun a sa paillasse, son drap et sa couverture. Cela coûte trois pence (trente centimes) par nuit et tout locataire a un numéro. » De fait, master John avait raison : pour le prix que payaient les coucheurs, sa maison était vraiment bien tenue[1].

L’escamoteur de Montague street. — Dessin de Durand-Brager.

Puisqu’il avait commencé à nous faire visiter des appartements, M. Price, voulant introduire dans notre exploration cette régularité que les Anglais recherchent en tout, nous conduisit à East London Chambers. Ce vaste établissement, qui ne renferme que des chambres d’ouvriers, occupe cinq maisons de Wentworth street. Sa disposition est vraiment remarquable : dans les salles à manger sont des stalles séparées comme dans les restaurants de bon ton, où chacun peut prendre son repas sans être vu de son voisin. On sait que les Anglais aiment à être parqués dans certains lieux publics comme des chevaux dans une écurie. L’Anglo-Saxon pratique volontiers l’isolement ; il est ami du moi par-dessus tout.

  1. Elle était bien tenue, mais la nuit y était bien plus chère qu’à la maison aux plumes de poules de Pékin, dont nous parle le P. Huc dans son Empire Chinois. Là les pauvres ne payent, suivant le célèbre et spirituel missionnaire, qu’un demi-centime par nuit et sont couchés chaudement, sur le duvet. « Une salle grandiose est remplie dans toute son étendue d’une épaisse couche de plume de poule. Les mendiants et les vagabonds qui n’ont pas de domicile vont passer la nuit dans cet immense dortoir. Hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux, tout le monde y est admis. C’est du communisme dans toute la force et la rigueur de l’expression. Chacun se fait son nid, s’arrange comme il l’entend sur cet océan de plume et dort comme il peut. Quand paraît le jour, il faut déguerpir, et un commis de l’entreprise perçoit à la porte la sapèque fixée par le tarif. Pour rendre hommage sans doute au principe d’égalité, on n’admet pas le système de demi-place, et les enfants sont obligés de payer autant que les grandes personnes.

    Dans les premiers temps de la fondation de cette œuvre éminemment philanthropique et morale, l’administration de la maison des plumes de poules fournissait à chacun de ses hôtes une petite couverture, mais on ne tarda pas à modifier ce point du règlement. Les communistes de l’établissement ayant contracté l’habitude d’emporter les couvertures pour les vendre ou en faire un vêtement supplémentaire durant les froids rigoureux de l’hiver, les actionnaires s’aperçurent qu’ils marchaient rapidement à une ruine complète et inévitable. Supprimer entièrement la couverture eût été trop cruel et peu décent. Il fallait donc chercher un moyen capable de concilier les intérêts de l’établissement et la bonne