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mes fait environ vingt pas, il s’arrêta, s’inclina profondément, puis, ôtant son chapeau, il nous cria d’une voix forte le salut d’usage : Haeremai (viens) ! Je vins, je lui serrai la main, j’échangeai quelques paroles de politesse, puis je fus conduit dans le pah. Ma tente était déjà dressée, et le repas servi, car tel est l’usage chez les Maoris. Quelqu’un vient-il en visite dans une maison européenne, on lui demande s’il a faim, et seulement alors on prépare à manger. Il n’en est pas ainsi chez les Maoris ; lorsque des amis ou des étrangers arrivent de loin, les femmes du village commencent aussitôt à peler les pommes de terre, et quand la cérémonie de réception est terminée, le repas est prêt.

Dès que notre connaissance fut devenue plus intime, Pini-te-Kore-Kore fut extrêmement communicatif. Il avait entendu parler de la brillante réception faite à l’évêque catholique Pompallier, à bord de la Novara, à Auckland, et il souhaitait vivement que je pusse dire à mes amis qu’il était venu à ma rencontre avec la bannière catholique. Élevé dans l’école des Missions, fondée et dirigée par Mgr Pompallier, il était âgé d’environ trente ans, tatoué seulement dans le bas du visage ; et dans son extérieur aussi bien que dans ses manières, il avait beaucoup gardé de ses maîtres français. Il m’entretint jusqu’au soir des environs et de leurs habitants, ainsi que de maints combats meurtriers que ceux-ci s’étaient livrés.

Le 4 mai, Pini-te-Kore-Kore revint dans ma tente vers l’heure du déjeuner, et il m’invita d’un air solennel à une cérémonie singulière. Les hommes du village s’assirent en cercle ; dans le milieu était un cochon gras, lié à un poteau ; à côté se trouvaient six corbeilles de pommes de terre et de kumaras, et un grand sac de farine. Le chef s’avança dans le cercle, fit entendre quelques paroles amicales, et, prononçant mon nom, te rata Hokiteka, il toucha d’un bâton le porc, les pommes de terre et le sac de farine, qui me furent offerts en présent de sa part et de celle de sa tribu, à moi et à mes amis, d’après la coutume maorie. Le capitaine Hey remercia pour moi en langue indigène.

Après le déjeuner, je gravis la montagne Ngongotaha, et, arrivé au sommet, je pus jouir d’une vue magnifique, qui d’un côté s’étendait jusqu’aux rives de la baie Plenty sur l’Océan, et, de l’autre, jusqu’aux immenses nuages de vapeur blanche que vomissait l’île-volcan Whakari (l’île Blanche de d’Urville et le White-Island des Anglais). L’après-midi fut consacrée à la visite du pah de notre hôte, et à de longues digressions sur les origines et les coutumes passées de sa race.

Ayant appris de moi la visite que les chefs des environs d’Auckland avaient faite à bord de la Novara et les exercices guerriers dont ils nous avaient donné le spectacle, Pini-te-Kore-Kore me dit qu’à cet égard je n’avais rien vu, et que nulle mise en scène actuelle ne pouvait donner l’idée de l’horrible danse de guerre à laquelle se livraient ses ancêtres en présence de l’ennemi.

« Alors, disait-il, l’armée entière, après avoir couru pendant une vingtaine de mètres, se disposait en lignes de cinq, dix, vingt et même quarante hommes de profondeur ; chaque groupe s’accroupissait, puis, soudain, à un signal donné par le chef, tous les guerriers se trouvaient debout, leurs armes à la main droite, et tous, avec la régularité d’un régiment sur le champ de manœuvre, levaient d’abord la jambe droite et tout le côté droit du corps, puis la jambe gauche et le côté gauche. Ensuite, rapides comme l’éclair, ils sautaient en masse à deux pieds au-dessus du sol, brandissant leurs armes en l’air et poussant des hurlements terminés par une espèce de long et profond soupir et accompagnés de toutes sortes de grimaces : bouche béante, narines gonflées, figure tordue, langue pendante ; ils remuaient leurs yeux en tous sens, et l’on peut dire qu’il n’y avait pas un de leurs muscles en repos. C’est de la sorte qu’ils se trémoussaient, marquant la mesure en frappant leur cuisse de la main gauche et en chantant diverses chansons. À ces mots de l’une d’elles : « Qu’ils fuient ! » les contorsions des danseurs devenaient effrénées.

« Bientôt les guerriers des deux armées, furieux jusqu’à un véritable désespoir, avaient mis bas toute leur défroque. Les guerriers célèbres se mettaient à appeler par leur nom et à provoquer d’autres guerriers dans les rangs ennemis ; les épithètes, les gestes insultants s’entre-croisaient ; enfin les deux partis, enflammés de haine et fous de rage, brandissaient leurs armes et se précipitaient, hors d’eux-mêmes, en poussant d’affreux hurlements, préludes d’un combat mortel. Chaque guerrier choisissait son ennemi et la bataille se transformait en d’innombrables combats personnels. Ces duels ne duraient pas depuis une minute que déjà l’un des deux partis avait pris la fuite, poursuivi par les vainqueurs, hurlant comme des chiens en chasse. L’armée qui avait tué le premier homme, chargé avec le plus d’énergie ou poussé les cris d’attaque les plus effrayants, réussissait souvent à remporter la victoire en frappant ses adversaires de terreur panique. La reculade se changeait en défaite et la défaite quelquefois en destruction.

« Après quelques minutes de poursuite, les vainqueurs revenaient sur le champ de bataille pour jouir de leur triomphe ; ils relevaient solennellement leurs morts, marquant avec une lance la place où chaque guerrier avait succombé. Les blessés étaient emportés sur des litières formées par deux brancards reliés l’un à l’autre. Les morts ennemis étaient cuits et mangés ; seul, le premier tué d’entre eux était mis à part pour les dieux ; les blessés ennemis étaient insultés et tués, et les chefs mourants, avant d’exhaler leur dernier soupir, étaient livrés à d’horribles tourments ; on leur sciait le corps, dans les parties les plus sensibles, avec des scies faites de dents de requin ébréchées ; on leur versait de la gomme de kauri sur la peau ; on les faisait cuire vivants. Les jeunes gens qui venaient de combattre pour la première fois étaient appelés par les prêtres, qui leur demandaient s’ils avaient ou non tué quelque ennemi.

« Telle était la vieille manière de combattre des Néo-