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principale des habitants ; mais ils ont une autre source de richesse assurée dans l’exploitation des forêts de liége qui couvrent au loin leur territoire ; cette exploitation est déjà florissante dans les forêts de l’Édough ; elle ne consiste pas à enlever simplement le produit naturel du chêne qui ne produit que le « liége mâle. » Quand on enlève ce liége, on a soin de laisser sur l’arbre la partie interne de l’écorce ; il se forme alors très-lentement, pendant l’espace de huit ou dix ans, un liége élastique qu’on aplatit et qu’on livre en larges plaques au commerce.

Nous n’avons pas fait un long séjour à la Calle. Dès le lendemain, après avoir passé en vue du cap Carthage où je n’aperçus que quelques monceaux de pierres jetés çà et là sur le bord de la mer et deux arcades rongées par le temps, nous entrions, à sept heures du matin, par un soleil radieux, dans le port de la Goulette.


La Goulette. — Le lac de Tunis. — Arrivée à Tunis.

Mon impatience d’entrer à Tunis était extrême : on m’y attendait ; de Marseille un excellent ami avait eu la bonté d’annoncer mon arrivée. À bord du Marabout le lieutenant du bord vient me dire qu’un monsieur me demandait. C’était un charmant jeune homme, à la figure ouverte, aux yeux pleins de dévouement, M. Vaugavert, l’un des fils de l’honorable négociant de Tunis.

Je serre la main de mon capitaine et le remercie de toute la bonne sollicitude dont il m’a comblé à son bord. Je lui laisse un dessin de son navire, et à son état-major quelques croquis que j’ai faits pendant la traversée.

La Goulette est le port de Tunis. Les Italiens l’appellent Goletta. Ce nom semble désigner à la fois le bourg que l’on a devant soi en entrant dans la rade et un petit canal qui met en communication la mer avec le lac, à l’extrémité duquel Tunis est située. Ce canal, trop étroit pour de grands navires, passe à travers le bourg. D’un côté sont les maisons, une forteresse et une batterie, l’hôtel du gouverneur de la place, la paroisse catholique, l’établissement des sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition ; de l’autre, à côté de l’Arsenal et du bagne, les deux palais et le sérail que le bey habite lorsqu’il vient prendre les bains de mer. On n’oublie pas de montrer aux étrangers qui visitent la forteresse des canons vénitiens.

Le lac où l’on entre au sortir de la Goulette a environ dix-huit kilomètres de circonférence. En arabe, on l’appelle « petite mer, » El-Bahyrah. C’est en effet un bassin d’eau de mer. Il est triste d’être obligé de dire que, depuis une longue suite de siècles, c’est le réservoir de toutes les immondices de Tunis, qui s’y sont insensiblement accumulées, à ce point qu’en beaucoup d’endroits le lac n’a plus même soixante-dix centimètres de profondeur ? Des ingénieurs français ont proposé aux beys, non pas de curer le lac, entreprise impossible, mais au moins de creuser et élargir au milieu le chenal que suivent assez péniblement les barques. Les beys, jusqu’ici, ont toujours refusé : les beys ne sont pas riches.

J’aurais autant aimé ignorer ce détail peu poétique lorsqu’à l’extrémité du canal je vis se dérouler devant moi la vaste nappe des eaux scintillantes, et à son extrémité Tunis. Si le fond du lac est noir et immonde, sa surface réfléchit un ciel d’or et d’azur. Pourquoi le regard chercherait-il à pénétrer sous ce miroir splendide ? Pourquoi la rame irait-elle troubler la vase ? N’était-ce pas l’occasion de redire :

Glissez ! mortels ; n’appuyez pas.

J’étais saisi d’admiration : les murailles blanches de la ville, inondées de la lumière éclatante du soleil, se détachaient vigoureusement sur les beaux fonds de cobaldt des montagnes. Les teintes blanches des murailles avaient la douceur du satin ; çà et là les montagnes se coloriaient de rose et de bleu ; sur le lac nageaient ou volaient des bandes d’oiseaux charmants, des grèbes, des mouettes, des cormorans et des flamants roses.

Tous mes souvenirs se réveillèrent pêle-mêle. Là, me disais-je, on a vu jadis les flottes des Phéniciens et les escadres romaines ! Mes pensées me reportèrent au collége ; j’avais quinze ans. Des noms illustres longtemps oubliés résonnaient à mes oreilles. Régulus, Scipion, Hamilcar, Hamon, Jules-César, Caton, m’apparaissaient comme des ombres ; je les saluai ; elles poétisaient pour moi cette plage inconnue ; je ne crois pas qu’il y ait un cœur assez insensible pour n’être pas ému devant ces rives où tant de gloires se sont évanouies. Des épisodes plus modernes ne me touchaient pas moins : saint Louis est mort sur cette terre, et Vincent de Paul y a été esclave.

Après tout, sans ce prestige de l’histoire et les beautés de la nature, le trajet du lac par lui-même finirait par devenir peu agréable ; l’eau manque assez souvent, et vous courez le risque de tourner sur l’axe de votre barque pendant des heures entières. Les barques indigènes à voiles latines qu’on appelle sandales, sont nombreuses, surtout aux jours d’arrivée des paquebots et lorsque des navires marchands ont jeté l’ancre devant la Goulette ou au-dessous de l’ancien cap de Carthage, aujourd’hui le cap Sidi-bou-Saïb.

On me fit remarquer, parmi plusieurs îlots, un petit fort abandonné qu’on nomme Chekli. Enfin nous arrivâmes sur le quai de la Marine et, par une avenue, à la porte de la mer (Bab-el-Bahar).

On me conduisit à l’hôtel de France à travers mille petites rues tortueuses qui, à première vue, ne me parurent pas avoir le moindre charme. Aussi fus-je agréablement surpris en entrant dans une très-jolie maison ou règne une parfaite propreté. Tout était brillant dans de gais salons bien abrités du soleil. Je pris possession d’une chambre longue de cinq mètres sur trois de large ; juste la place du lit, de la commode et d’une table. J’y passai une nuit délicieuse, surpris de n’avoir pas été réveillé par les moustiques ou les scorpions.


Le consulat. — Préparatifs de fête. — Une société française.

Le lendemain, mon premier soin fut d’aller au consulat de France. Je fus reçu gracieusement par le vice--