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précise des lieux, et il m’accompagna dans mes excursions, tandis que les soins de l’excellente maîtresse de la maison nous faisaient entièrement oublier que nous étions dans le fond de la Nouvelle-Zélande. L’image de cette heureuse vie de famille, avec une troupe d’enfants pleins de santé, était vraiment touchante. Quel contraste entre ce tableau et l’intérieur des chefs maoris, à peine effleurés par l’influence de la civilisation, et dont on peut se faire une idée par le chef du pah voisin, le fameux Te Heuheu. J’avais depuis longtemps entendu parler du grand et puissant Te Heuheu, qui réside à Pukawa, sur le lac Taupo ; son nom est connu aussi loin que s’étend la langue maorie, car il appartient à une des familles les plus anciennes et les plus renommées du pays, et il compte parmi les héros et les demi-dieux de son peuple. On me l’avait dépeint comme un homme d’un mérite éminent, comme le meilleur et le plus mauvais de sa tribu, orgueilleux, prudent, d’un grand courage, mélange indéchiffrable de la civilisation moderne et de l’ancien paganisme des cannibales. J’étais curieux de le connaître et je résolus de faire ma visite officielle, en grand cérémonial, avec mes compagnons de voyage, au potentat redouté du pays.

Le révérend Grace m’accompagna à la demeure du chef située sur une presqu’île qui s’avance dans le lac ; elle est entourée d’une rangée de fortes palissades au milieu desquelles sont pratiquées deux portes à coulisses. Comme nous arrivions sur une place rectangulaire, notre attention fut attirée tout d’abord par un beau magasin (pataka) placé à la partie supérieure. Il était rayé de rouge, et appuyé sur quatre poteaux ronds pour protéger les provisions qu’il renfermait contre la voracité des rats. La façade était ornée de jolies sculptures dans le style particulier des Maoris ; des lignes gracieusement entrelacées et des sortes d’arabesques alternaient sur le fronton avec de grotesques formes humaines, à têtes monstrueuses et à gros yeux. En face de ce pataka était une hutte sans apparence et sans aucun ornement architectural, mais avec un petit porche sous un toit en saillie. C’était là le palais de Te Heuheu, et dans la verandah de ce palais était assis un homme au regard sombre, enveloppé dans une sale couverture de laine : c’était Te Heuheu lui-même.

Il me reçut d’abord d’une manière très-peu gracieuse. Ce fut seulement après que le missionnaire lui eut parlé qu’il consentit à me tendre la main et à m’inviter à prendre place près de lui sur la natte étendue par terre. Il promena ses regards brillants sur mes compagnons qui le saluaient avec un profond respect, et me demanda alors d’une manière fort peu aimable si je savais que les indigènes qui m’accompagnaient comme guides et comme porteurs n’étaient pas des esclaves, mais les fils de chefs libres et indépendants. Mais cette question fut suivie d’un cordial épanchement. Te Heuheu me dit qu’il se réjouissait de faire la connaissance d’Européens d’un rang élevé, qui sont toujours de braves gens, et viennent vers les indigènes avec des pensées bienveillantes, mais qu’il considérait comme les derniers et les plus misérables des hommes, les Européens de basse classe, tels que les matelots, déserteurs et autres gens sans aveu dont la Nouvelle-Zélande était infestée. Comme il me comptait, ajouta-t-il, parmi les premiers, il m’avait attendu depuis la veille et avait tout disposé pour me fêter de son mieux. Il m’avait attendu tout le jour dans ses plus beaux habits, mais je n’étais pas venu, et par conséquent c’était ma faute si je le trouvais dans sa tenue habituelle. Il me fallut des excuses répétées et des éclaircissements sans nombre avant que je fusse rentré en grâce auprès du chef blessé dans son orgueil. Mais je dois dire à son honneur qu’il ne me garda pas rancune, et que le même jour il fit tuer pour mes Maoris un beau porc, et qu’il ne voulut recevoir aucune indemnité pour les cinq jours pendant lesquels il nous hébergea dans son pah. Il me fit voir aussi un précieux objet, héritage de ses ancêtres, qu’il conservait comme une relique. C’était un magnifique Mère ou casse-tête en jade vert de la plus belle transparence, long de quinze pouces. Il me déclara que cette arme meurtrière avait abattu plus d’un chef ennemi ; qu’elle avait été déjà cinq fois ensevelie avec ses aïeux et que la brèche de l’un de ses côtés provenait du coup mortel assené sur un crâne fort dur. Il me montra avec un orgueil presque égal une selle anglaise qu’il avait reçue en présent, de sir Georges Grey, dont il avait été le guide et le compagnon dans un voyage au lac Taupo.

Te Heuheu a cinq femmes, et il avait l’intention d’en prendre encore deux autres ; il a de nombreux enfants qui font sa joie et son orgueil, mais, quoiqu’il n’ait pas de sentiments hostiles pour le christianisme, il a toujours refusé de se laisser instruire, car il craindrait par là de perdre l’influence et la considération dont il jouit comme chef, et qui provient d’une foule d’idées païennes, et particulièrement d’un prétendu pouvoir sur les mauvais esprits de l’eau, de la terre et de l’air. Il est de taille moyenne, d’une complexion plutôt délicate que robuste, et ses cheveux noirs s’enroulent en longues boucles. Son visage imberbe, incomplétement tatoué sur la joue droite, avec ses petits yeux étincelants, trahit un esprit fin et calculateur. Il n’a rien des formes imposantes de son défunt frère Tukino Te Heuheu, que l’on m’a dépeint comme un géant de sept pieds de haut, à la chevelure argentée, et qui paraît avoir été le héros auquel les Heuheus d’aujourd’hui sont redevables de leur renommée et de leur considération. Tukino périt en 1846, en vrai fils de Titans, par une convulsion du sol, enseveli avec toute sa famille et une partie de son pah sous une montagne écroulée. Te Heuheu fit retirer le corps de son frère du milieu des décombres et lui rendit les derniers devoirs avec une grande pompe. Après quelques années, ses restes furent de nouveau exhumés, suivant l’usage adopté pour les grands chefs ; ils furent placés sur un lit de parade et mis dans un cercueil sculpté avec art. Les ossements conservés comme des reliques devaient être portés au sommet du Tongariro, dont le cratère profond était destiné à servir de tombeau au héros, et les pyramides de scories et de cendres