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de hautes chaînes de montagnes où s’étendent des ombres épaisses que l’on retrouve les forêts inaccessibles ; mais la fumée qui s’élève prouve que là aussi il y a déjà des hommes ; ce sont les premiers colons qui frayent le chemin aux races à venir. Au milieu de la forêt on voit une petite maison de bois, pauvre abri d’une famille qui a franchi sur l’océan bien des milliers de milles, pour se fonder une nouvelle patrie aux antipodes de l’ancienne. Le père est dans la forêt, un tronc après un autre tombe sous les coups de son bras vigoureux ; la mère prépare le repas du soir au foyer qui petille joyeusement ; devant la porte jouent des enfants, au milieu des chiens et des poules. C’est une rude existence que celle de ces pauvres pionniers ; ils mènent une vie pleine de fatigues et de privations ; ils n’ont près d’eux ni médecins, ni églises, ni amis avec lesquels ils puissent s’entretenir de l’ancienne patrie. Mais aussi loin que leur vue peut s’étendre, tout autour d’eux leur appartient, et d’année en année, leur sort s’améliore ; la récolte succède à la récolte, et à la place de la cabane s’élève une gracieuse villa, entourée de jardins et de champs ; sur les prairies paissent de gras troupeaux ; dans le voisinage s’établissent des amis, et de jolies routes conduisent de ferme en ferme au milieu des haies et des bois. Sur le chemin se dressent une église, une auberge, et bientôt s’ouvre la première boutique ; où tout à l’heure il n’y avait qu’une cabane, il y a maintenant une localité, on ne peut pas l’appeler village, ville encore moins, mais c’est un fragment de bourg. Ce sont des citadins avec les besoins, les modes de la ville, qui l’habitent ; ils ont une poste et des gazettes, des chevaux et des voitures, et leur existence est aussi large que, dans leur ancienne patrie, celle des comtes et des barons. Ainsi, sur le soir de la vie, les laborieux pionniers jouissent pleinement des douceurs de l’existence ; leurs enfants s’établissent dans la forêt, le père et la mère leur ont donné l’exemple, et une nouvelle race puissante prend sans relâche possession du pays où autrefois des hommes d’une autre couleur, des sauvages suivaient aussi les mœurs et les usages de leurs pères.

Combien différent est le sort de ces indigènes ? Ils avaient aussi émigré d’îles lointaines pour jouir dans un nouveau pays d’une meilleure existence. Ils ont peut-être aussi trouvé dans ces lieux, pendant une longue suite de générations, ce qu’ils espéraient. Mais leur temps est passé, et leur genre de vie disparaît au souffle de la civilisation moderne.

L’ithsme d’Auckland était autrefois la résidence d’une puissante tribu de Maoris, le théâtre d’occupations pacifiques, la forteresse et l’arène d’une nation barbare, et pourtant bien douée, mais aussi le théâtre des luttes sanglantes de cannibales dans lesquelles cette race a disparu de la terre. Les Ngatitvatuas, qui habitaient ici, comptaient, il y a peu de générations, de vingt à trente mille âmes, et ces cônes éteints jouaient alors le rôle de forteresses, comme les châteaux forts du moyen âge allemand. Avec leur situation dominante, et leurs vues étendues, ces lieux étaient parfaitement appropriés à cette destination, et ils servaient de repaires à des chefs oppresseurs et violents

Les sommets portaient des pahs retranchés ; c’est-à-dire les places d’armes, villages fortifiés des chefs, et à la base des collines s’étendaient les demeures des serfs avec les champs qu’ils devaient cultiver. On voit encore aujourd’hui les ruines de ces habitations au pied des hauteurs.

Les revers des montagnes sont, en quelque sorte, tatoués, comme les visages des anciens guerriers qui ont survécu au cannibalisme. Ils sont terrassés, c’est-à-dire qu’autour des pentes sont superposés des étages de dix à quinze pieds de haut, que l’on aperçoit à une grande distance. Sur ces terrasses, on élevait un double rang de palissades, et l’on creusait des fossés profonds, recouverts de branches de roseaux et de fougères, comme les piéges à loup, pour y faire tomber les assaillants. On s’étonne à bon droit de l’habileté avec laquelle les Maoris construisaient leurs fortifications, et les travaux gigantesques qu’ils exécutaient avec les instruments les plus élémentaires et les plus défectueux, avec des pelles de bois, des marteaux, des ciseaux et des haches de pierre, et des couteaux en coquillage. Derrière ces palissades et ces fossés, sur le sommet de la montagne, habitait le chef avec sa famille et les nobles de la tribu.

Là, pendant que les vieillards accroupis en cercle sous leurs manteaux de phormium s’entretenaient de leurs exploits ou des légendes de leurs aïeux, la jeunesse du clan se livrait à de nombreux jeux et passe-temps. Les jeunes filles répétaient en chœur des chants apportés par leurs pères de la terre d’Havaï-ki, leur première patrie ; les enfants faisaient flotter dans les airs des cerfs-volants formés de légers roseaux, et pendant que des adolescents plongeaient dans les flots du haut d’un cap élevé en chantant quelque refrain mythologique, d’autres plus vigoureux, ayant déjà marché sur le sentier de la guerre, se livraient à un délassement encore plus dangereux, en se balançant, soutenus par la seule force du poignet, à l’extrémité de cordages attachés au sommet d’un grand mât ordinairement planté sur quelque précipice.

Aujourd’hui chants et jeux ont cessé ; les fortifications sont rasées et les huttes sont détruites, les palissades ont disparu sans retour, le donjon maori est en ruines, et de même que le cratère semble être la cicatrice du combat de la terre embrasée, les terrasses avec leurs fossés profonds, sont les cicatrices qui rappellent les combats sanglants des peuplades indigènes.

D’une race autrefois si nombreuse et si puissante, il reste à peine quelques familles qui habitent un petit village sur la baie d’Orakei, à l’est d’Auckland. Les grottes de lave des Trois-Rois, du mont Smart et du mont Wellington sont remplies des ossements des infortunés qui ont trouvé la mort dans les attaques meurtrières que le terrible Hongi, à la tête des guerriers du nord de l’île, a dirigées contre les tribus de la rivière Tamise. Sur le mont Hobson, j’ai trouvé encore dans