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« Quelque rapide qu’ait été notre voyage en Sibérie, les accidents de voitures et les réparations perpétuelles qu’il fallait leur faire subir nous ont fait perdre quelques jours. D’ailleurs, c’est avec joie que nous nous sentons débarrassés de cette trépidation et de ces cahots incessants auxquels il est inouï que nous ayons pu résister sans être malades depuis deux mois et demi.

« Perm est une affreuse ville, sale, boueuse et mal entretenue, assez commerçante, mais dont les hôtels sont détestables, et où nous sommes forcés de coucher sur des matelas par terre. Nous y avons passé deux jours à faire vendre nos voitures, tarentas et telegas, et tous les autres objets embarrassants qui nous ont servi pendant notre traversée de la Sibérie. Pour nous transformer en voyageurs européens, nous ne gardons que des caisses et des malles.

« Nous ne restons ici que jusqu’au soir, quoique nous soyions magnifiquement reçus par le gouverneur.

« Nous nous sommes embarqués à Perm sur les bateaux à vapeur Caucase et Mercure, appartenant à une Compagnie qui fait le service entre Perm et Nijnei-Novgorod par la Kama et le Volga. Ils sont fort bien emménagés, mais on ne vous y souffre que vingt livres de bagages par tête, ce qui n’est guère commode. Les voyageurs sont divisés en trois classes strictement séparées. Il y a un très-bon restaurant à bord, où les repas et les vins sont d’un prix fou : une bouteille de vin rouge ordinaire vaut quatre roubles, le champagne six roubles ; malgré cela, il s’en boit considérablement sur notre bateau. Je ne crois pas qu’il y ait de pays au monde où on consomme autant de ce vin qu’en Russie ; tous les vignobles de la Champagne n’y suffiraient pas. Heureusement qu’il y a ici des fabriques où on en fait de passable avec la séve fraîche des bouleaux : cela mousse, petille et fait sauter le bouchon, c’est tout ce qu’il faut.

« Si je n’étais pas blasée par les grands fleuves et les grands lacs de Chine et de Sibérie, je serais émerveillée du spectacle que présentait le confluent de la Kama et du Volga au coucher du soleil ; mais, qu’est-ce que c’est que le Volga, quand on vient de quitter le fleuve Bleu, le fleuve Jaune, le lac Baïkal, l’Yéniséï, l’Obi et l’Irtyche ! D’ailleurs nous sommes tous piqués de la tarentule. Plus nous approchons, plus nous avons envie d’arriver, et nous ne daignons plus accorder un coup d’œil aux beautés pittoresques de la nature.

« Le débarcadère de Kasan est à sept verstes de la ville ; le gouverneur est venu nous y chercher en voitures de gala pour nous mener au Kremlin qui lui sert de palais, et qui est situé sur une hauteur d’où on domine toute la cité. Nos vêtements modestes, tout couverts de poussière, faisaient à déjeuner un singulier contraste avec la splendeur du service et les habits brodés, constellés de décorations dont nous étions entourés. Le dessert surtout était magnifique : il y avait tous les fruits du Midi, venus à grands frais de la Crimée et de l’Asie Mineure.

« Kasan est une très-ancienne et très-pittoresque ville, fondée en 1257 par Batou, grand khan des Tatares. On y compte quarante-cinq mille habitants parmi lesquels sept mille Tatares, descendants des anciens indigènes ; c’est l’entrepôt du commerce entre la Sibérie, la Boukharie et la Russie d’Europe, le centre d’une assez grande industrie et le siége d’un archevêché grec et d’une université.

Nous ne pouvions quitter Kasan sans aller faire un pèlerinage au musée, où est conservée comme une relique la galère impériale qui servit jadis à la grande Catherine pour accomplir ses pérégrinations dans ses États. Rien de plus magnifique et de plus riche que les ornements dont elle est couverte, et surtout ceux de l’appartement particulier de l’impératrice situé à l’arrière.

« Ma visite à la galère impériale m’a donné envie de relire le récit de M. de Ségur, ambassadeur de France, qui accompagna la grande Catherine durant son voyage.

« En naviguant sur le Volga, avant-hier, je revoyais en imagination, quatre-vingts ans avant, cette fastueuse embarcation descendant le fleuve aux accords des orchestres, et au milieu des applaudissements des populations enrôlées dans tout le pays pour saluer la czarine à son passage, puis les ambassadeurs de trois grandes puissances, et le favori fameux qui gouvernait alors l’Empire, se pressant auprès de l’illustre souveraine… Quand je revenais à la réalité, je n’avais plus sous les yeux que nos bateaux à vapeur chargés de ballots de marchandises qu’ils portaient à la foire de Nijnei-Novogorod, des trains de bois, des barques de pêche toutes pleines de poix et de goudron, et des bandes de canards sauvages qui s’envolaient, effrayés par le hoquet continuel de la machine… Être ou ne pas être, voilà la question, comme a dit Shakspeare, et le temps emporte tout avec lui !

« C’est une chance pour notre curiosité que d’être arrivés à Nijnei-Novogorod juste au moment de la foire, qui est la plus célèbre d’Europe avec celle de Leipsick ; elle jette une animation extraordinaire dans cette ville déjà fort peuplée, car on assure qu’il y vient plus de cent mille marchands de toutes les parties du monde.

« Nijnei-Novogorod est située sur des escarpements très-élevés au-dessus du fleuve ; les différents quartiers de la ville sont séparés par des ravins tellement à pic, qu’il a fallu les relier par des ponts.

« La foire se tient dans une grande plaine de l’autre côté du Volga, où le gouverneur habite dans un palais spécial pendant tout le temps de sa durée.

« Au moment de notre arrivée, les eaux débordées ne faisaient que rentrer dans leur lit, et des milliers d’ouvriers s’empressaient d’y élever les constructions provisoires qui allaient servir au commerce. La foire n’était pas ouverte : des masses de ballots de marchandises de toute forme et de toute couleur gisaient çà et là pêle-mêle sur le bord du fleuve, sous la garde d’agents spéciaux de police. La foule des marchands et des acheteurs était déjà immense : on y voyait tous les peuples de l’Orient, Persans, Géorgiens, Turcs, Arméniens, Kalmouks, Khirghis, Indous, Turcomans, se coudoyant avec des Russes, des Juifs, des Cosaques, des Tatares