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longs anneaux jaunes. Là où l’argile est tombée par le frottement des roues, les troncs des arbres, dénudés ou couverts encore de leur écorce blanche, ont l’air d’un charnier de grands ossements antédiluviens.

« Tout ce paysage, noyé dans la brume vaporeuse, est empreint d’une tristesse solennelle qui aurait son charme pour moi si, entraînée sur ce terrain mouvant et perfide, balancée dans ma voiture comme dans une escarpolette, je n’éprouvais à tout instant la sensation du vide qui m’est particulièrement pénible.

« La Baraba, même après la terre des herbes, est un sujet d’étonnement pour nous tous : des lacs immenses comme l’Ubinskoj et le Tchang, dont nous avons côtoyé le premier pendant vingt verstes entre Oubinsk et Kamacova, des étangs se succédant sans interruption et se reliant les uns aux autres, mais formant, à mesure que les eaux croupissent et s’abaissent, des marais sans fin, des prairies tourbeuses couvertes d’une végétation extraordinaire et monstrueuse, des graminées de six pieds, des joncs, des butômes, des plantes de marécage aussi hautes que les bambous de la Chine, et une profusion inouïe de fleurs sauvages plus belles les unes que les autres, les lis, les iris, les achillées, les dracocéphales et mille autres espèces qui auraient jeté un botaniste dans l’extase.

« Quelles magnifiques prairies on pourrait faire dans ces marais abandonnés !

« Nous en eûmes la preuve en arrivant à Kamsk, petite ville fondée par le gouvernement au centre de la Baraba : le fleuve Tom, qui prend sa source à cent verstes au nord de la ville, y a été curé et canalisé de manière à assainir les terrains avoisinants ; aussi les marais et les tourbières ont fait place à des pâturages luxuriants où les chevaux de la poste étaient plongés jusqu’aux épaules. Kamsk est tellement ravagée par les fièvres à l’automne, que les employés qui en forment presque la seule population émigrent à Kolyvan, et même jusqu’à Omsk. Il ne reste alors dans la Baraba que quelques Tatares à demi sauvages qui la parcourent avec leurs troupeaux ; encore sont-ils pâles, décharnés, et toujours tremblants de la fièvre. On m’a assuré qu’il était rare qu’un de ces Barabintses atteignît jusqu’à cinquante ans.

« Nous sommes restés à Kamsk, le 17, depuis le matin jusqu’à midi. En entrant dans cette ville, j’avais remarqué que nos chevaux étant couverts de sang, les palefreniers de la poste s’étaient empressés de les frotter de graisse chaude pour cicatriser leurs plaies. Les piqûres incessantes des mouches rendent les attelages furieux, ils s’emportent et entraînent les voitures dans les tourbières. Ce n’est pas là un des moindres dangers de la traversée de la Baraba, et nous en fîmes bientôt l’expérience.

« Quelque temps avant d’arriver à Boulatova, un des chevaux de ma tarenta s’abattit tout à coup rendant le sang à flots par ses naseaux où avaient pénétré des taons affamés ; ce pauvre animal s’agita avec tant de violence qu’il rompit ses harnais, renversa les postillons qui voulaient le retenir, et, sautant d’un bond au milieu des hautes herbes des marécages, il y disparut dans un sillon mouvant qui se referma bientôt sur lui comme les flots d’un océan végétal ! On ne pouvait suivre de l’œil la direction qu’il avait prise dans sa course effrénée qu’aux essaims innombrables de mouches qui poursuivaient avec acharnement cette proie assurée. En effet, à ce que nous disent les gens du pays, un cheval abandonné dans ces conditions devait infailliblement périr, dévoré tout vivant par ces sanguinaires insectes. Les pasteurs qui y campent toute l’année ne peuvent conserver leurs troupeaux qu’en les parquant sous le vent de véritables incendies qu’ils allument avec des branches de bois vert mouillées sans cesse pour entretenir de la fumée ; eux-mêmes ont toujours la figure couverte de masques faits avec des vessies enduites de poix qui leur donnent l’air de véritables brigands.

« La Baraba, qui a trois cent vingt verstes (325 kilomètres) dans sa partie la moins large, et qui s’étend en hauteur du cinquante-deuxième au soixantième degré de latitude, est peut-être le plus vaste marais du monde : occupant le fond d’un immense plateau situé entre les fleuves Obi et Irtiche, elle sert de réservoir aux eaux pluviales ainsi qu’à celles qui proviennent de la fonte des neiges, et comme le sol argileux en est imperméable, ces eaux n’y trouvent pas d’écoulement, et y forment des lacs, des étangs et des marais fétides et croupissants. Des milliers d’oiseaux aquatiques s’y donnent rendez vous de la haute Asie et de l’Europe orientale pour y nicher, sachant bien que c’est là leur empire où l’homme ne viendra pas les déranger. L’hiver, la neige et la glace recouvrent toute la surface de la Baraba, qui présente alors le même aspect que les autres contrées de la Sibérie, et qui est sillonnée en tous sens par les traîneaux des chasseurs de zibelines, de martes et de renards.

« Le 17 au soir, nous sortons de la Baraba après avoir dépassé la station de Touroumoff, mais le pays, moins inondé, conserve un aspect aussi sauvage et aussi monotone.

« Enfin nous voilà arrivés à Omsk, après un parcours de mille verstes et six jours de voiture forcée, sans avoir pu nous arrêter une demi-journée au même endroit : nous avons la figure et les mains enflées, et le corps rompu par les cahots. Cette traversée des marais de la Baraba est ce qui m’a paru le plus dur dans tout notre grand voyage. Il est vrai que plus on approche du but, moins on est armé de patience, et plus les obstacles sont irritants.

« Je n’ai rien à dire d’Omsk. C’est une grande et ancienne ville peu peuplée (on y compte à peine huit mille habitants), composée de la ville officielle où résident le gouverneur général de la Sibérie occidentale et toutes les autorités, et d’une ville marchande où il n’y a ni commerce ni industrie. Les deux sont fortifiées et entourées d’une enceinte bastionnée en terre avec chemins couverts.

« Sur trente-six heures, nous en avons passé vingt--