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mais qu’interrompent souvent les exclamations et les jurons des postillons : skareïé, tishé, zapriagati, napruvo, plus vite, doucement, à droite, à gauche. Un cocher russe parle sans cesse à ses chevaux qu’il entretient comme des camarades, et qu’il invective quelquefois de toute la kyrielle des noms de saints du calendrier grec. Des cinq chevaux de mon attelage, un seul, le plus vigoureux, est placé entre les brancards ; c’est lui qui donne l’allure aux autres par un trot régulier. Les quatre autres, attelés deux à deux de chaque côté aux marchepieds de la lourde tarenta, galopent, piaffent, bondissent ; celui de l’extrême gauche surtout qu’on appelle ici le furieux, se démène comme un possédé, grâce aux claquements de fouet qui menacent sans cesse ses oreilles. Voilà le suprême bon ton dans l’art de conduire ! Le grand cerceau, chargé de sonnettes retentissantes et formant un arc de triomphe au-dessus des deux brancards, complète cette fantasia qui fait la gloire des postillons. Ceux-ci changent à chaque station. Quoiqu’il m’en passe sept ou huit chaque jour sous les yeux, je serais bien embarrassée de les reconnaître ; ils ont tous le même type, les mêmes cheveux longs tombant sur les épaules et coupés carrément au front, le même petit chapeau rond à bords relevés et à galons d’argent, la même ceinture rouge et la même capote à parements croisés avec boutons écussonnés de l’aigle impériale. Quelque bizarre que soit cette façon d’atteler et de conduire, nous faisons régulièrement quinze verstes à l’heure, grâce à l’inspecteur de police qui nous précède d’une demi-journée, et qui nous fait préparer les relais d’avance. Si les routes étaient moins mauvaises et les caisses des tarentas suspendues sur des ressorts en fer au lieu de reposer sur de longues traverses de bois, cette façon de voyager serait comparable au meilleur service de malle-poste qui existe ou plutôt qui ait existé en Europe.

Vue du Kremlin à Moscou. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

« Nous traversons le fleuve Obi, près de Dombrovino : c’est le plus considérable que nous ayons vu depuis l’Yéniséï. La route qui suit son cours jusqu’à Kolivan côtoie des marais ; l’Obi lui-même coule doucement au milieu des tourbières et de gigantesques roseaux. Lorsqu’il déborde au printemps, il inonde les landes environnantes, où ses eaux croupies par les rayons brûlants du soleil font naître les fièvres intermittentes qui désolent le pays.

Les hameaux, peuplés par les Tartares, s’élèvent çà et là dans la steppe, et j’aperçois de temps en temps des femmes et des enfants couverts de peaux de bêtes qui poussent devant eux des troupeaux de chétifs moutons d’un aspect aussi misérable que leurs maîtres. Les bonnes terres, les gras pâturages sont exploités par la race russe conquérante, et les pauvres des-