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lieu de vastes marais à cent pieds plus bas. Un grand bâtiment en bois, décoré de galeries extérieures où nous prenons place, sert de logement à l’état-major ; les soldats occupent de petites barraques distribuées régulièrement sur les côtés du champ de manœuvre. Aussitôt après notre arrivée, les jeux militaires commencent ; M. d’Ozerski fait distribuer des prix aux vainqueurs du trapèze, du tremplin et du saut périlleux. À la gymnastique succèdent la musique et la danse : les Cosaques se forment en différents chœurs qui entonnent des chants mélancoliques où je remarque la prédominance des tons en mineur ; l’effet en est charmant ; la partie de soprano est tenue avec un ensemble et une pureté de timbre qui feraient envie à une chanteuse d’opéra… En voyant toutes ces larges figures camardes et barbues, je me demande dans quel coin de leur gosier les Cosaques vont chercher ces notes mélodieuses ! Outre qu’ils sont nés musiciens, il paraît que les hommes ont l’habitude de chanter dès l’enfance avec une voix de fausset, qu’ils développent si complétement, qu’elle remplace leur basse naturelle et produit l’illusion la plus complète. Dès que les chœurs ont cessé de se faire entendre, quelques hommes, placés au centre du bataillon, commencent une chanson comique accompagnée d’une mimique effrénée, c’est-à-dire que la danse et la musique faisant alliance, les danseurs se posent deux à deux en vis-à-vis, et exécutent les poses les plus aventurées, la tête en bas, les jambes en l’air, le grand écart, et autres merveilles d’agilité, tandis qu’ils s’accompagnent de claquements de langue, de sifflets et de grands coups de poing sur les joues qui font office de piston ; un tambour major, chef d’orchestre improvisé, dirige avec les évolutions de sa canne tout ce charivari. Soudain, à la nuit tombante, la retraite sonne mettant fin à ce divertissement un peu sauvage ; en un clin d’œil les forcenés danseurs se changent en soldats disciplinés et immobiles sous les armes. Une surprise nous attendait : au moment où nous nous levions pour partir, croyant qu’une revue terminerait la fête, les clairons font retentir le plateau de l’appel aux armes ; deux corps se forment, se mettent en ligne, pivotent sur eux-mêmes, se chargent en tirailleurs, puis à la baïonnette, les feux de peloton se succèdent régulièrement, et des centaines de torches de résine éclairent d’une lueur bleuâtre, de chaque côté du champ de manœuvre, cette petite guerre pittoresque et imprévue. Ces lumières semblables à des feux de bengale faisant scintiller les baïonnettes, les buffleteries et les plaques des colbacks au milieu de la nuit profonde, l’agitation de la mêlée, le bruit des coups de feu et l’odeur de la poudre nous ont tous enthousiasmés, et c’est avec beaucoup de sincérité que nous avons offert nos compliments au général d’Ozerski sur la rapidité, l’entrain et la précision avec lesquels ses troupes venaient d’exécuter les manœuvres militaires.

« On devient soldat sans le vouloir dans ce pays-ci ! Les rangs civils sont tellement assimilés aux rangs militaires, qu’on appelle perpétuellement M. de Bourboulon le général, et moi, la générale Catherine Alexandrowna ; voilà qui légitimerait suffisamment mon enthousiasme pour la petite guerre.

« C’est chez M. Astatcheff que nous avons dîné hier : ce grand industriel, concessionnaire des mines du gouvernement, les fait valoir avec grand profit pour lui-même et pour l’État ; il passe pour l’homme le plus riche de la Sibérie. Nous nous y sommes retrouvés avec Mme Duhamel logée dans sa maison. Il est impossible d’être plus spirituelle, plus charmante, plus grande dame dans toute l’acception du mot que la gouvernante générale. Polonaise de naissance, elle a donné un grand développement aux institutions de charité et aux maisons d’éducation dont sa position l’a fait surintendante de droit, et elle correspond directement avec l’impératrice qui en est la grande maîtresse. Le général Duhamel, avec qui nous n’avons pas le plaisir de nous rencontrer, est d’origine française comme l’indique son nom ; il a été ministre en Perse, et est entouré dans son gouvernement du respect et de l’affection de ses administrés. Les gouverneurs généraux sont aussi autocrates que peut l’être le czar, et à son exemple ils affectent une extrême affabilité dans leurs rapports avec le peuple ; aussi ce pouvoir absolu, délégué par l’empereur à ses représentants, tourne au profit des populations quand il tombe dans les mains d’un homme énergique et voulant le bien à tout prix ; c’est ce que nous avons pu constater dans ce long voyage ; mais l’empereur est-il toujours aussi heureux dans ses choix, et n’est-ce pas le vice de ce système administratif qui concentre tout dans la main d’un seul ?

« M. Astatcheff ne sachant pas un mot de français, ce fut Mme Duhamel qui porta, à ce dîner, un toast à l’empereur et à l’impératrice des Français, auquel il fut répondu par un toast à la famille impériale de Russie, et des remercîments pour l’hospitalité généreuse qu’on nous avait donnée partout.

Aussitôt après Mme Duhamel se revêtit de son costume de voyage, et monta dans sa voiture, avec sa jeune nièce, pour aller rejoindre son mari. Tous les invités allèrent la reconduire jusqu’au Tom où des bateaux étaient préparés pour son usage. Toute la ville s’était portée à sa rencontre : les berges du fleuve, fort élevées en cet endroit, étaient couvertes de spectateurs de toutes les classes qui accompagnèrent de leurs hourrah la gouvernante générale, et étouffèrent sous leurs acclamations la musique militaire retentissant sur le Tom, tandis que Mme Duhamel s’installait avec sa suite sur les bateaux décorés d’une garniture en drap rouge et pavoisés des couleurs nationales.

« Nous sommes partis de Tomsk le 14 à midi, accompagnés du général et de Mme d’Ozerski, qui ont voulu nous reconduire jusqu’à Kaltaïsk.

« Les deux jours suivants, nous cheminons au milieu d’un pays stérile, couvert de buissons, sans culture et sans eau, où aucun accident de terrain ne varie la monotonie du paysage.

« Je tombe alors dans une profonde rêverie où me berce le son argentin des clochettes de mon attelage,