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Baraba, et a voulu à toute force me faire cadeau de deux filets en gaze pour me protéger la figure, m’assurant qu’elle s’était bien trouvée de cette précaution dans ses nombreux voyages. Le gouverneur a aussi une fille de seize ans, pleine d’esprit qui parle de tout avec un aplomb surprenant ; à son âge elle a des opinions politiques, est fort libérale, et nous a soutenu que la liberté et l’égalité deviendraient un jour la loi universelle, et que tous les peuples y seraient irrésistiblement entraînés. Qui sait où cette toute jeune fille a pu puiser ces idées que les femmes se forgent rarement à elles toutes seules, et qui ont ordinairement pour bases une passion ou même un simple caprice ? En tout cas elle est charmante, sinon que ses toilettes sont exagérées, et qu’elle porte un chapeau à plumes et à aigrette blanche si empanaché qu’il fait le plus singulier effet sur cette jeune tête blonde et espiègle.

« Partout où j’ai voyagé, j’ai remarqué que les prétendues modes parisiennes, les choses les plus excentriques et du plus mauvais goût étaient portées d’abord par les dames des contrées les plus éloignées, où elles leur arrivent toutes faites, et sans qu’il leur soit possible de contrôler si elles seront acceptées par le public. De là les toilettes hétéroclites qu’on remarque chez les étrangères qui arrivent à Paris, persuadées qu’elles sont mises à la dernière mode.

« Nous ne nous arrêtons que quelques heures à Atchinsk, petite ville, qui n’a d’autre importance que d’être le point de séparation des deux grands gouvernements de la Sibérie orientale et de la Sibérie occidentale. C’est la rivière Tchoula, que je vois d’ici et que nous allons traverser tout à l’heure, qui forme la frontière.

« M. d’Ozeroff qui nous avait accompagnés fidèlement depuis Kiakhta vient de nous faire ses adieux. C’est le lieutenant-colonel Lerche, aide de camp du général Duhamel, gouverneur de la Sibérie occidentale qui le remplace auprès de nous. Il est impossible d’être reçus avec plus d’honneurs et d’égards. Nous sommes réellement comblés par le gouvernement russe.

« Nous partons a l’instant : dans deux jours nous serons à Tomsk.

« Notre entrée dans la Sibérie occidentale a été signalée par le mauvais état des routes qui m’ont paru détestables entre Atchinsk et ici. Le paysage monotone ne présente que des landes perpétuelles entrecoupées de quelques forêts de sapins et de quelques belles vallées situées le long des cours d’eau qui sont nombreux, car il nous a encore fallu passer en bac les rivières de Mariinsk et d’Ichimsk.

« La civilisation a déjà pris racine ici : Tomsk, la ville la plus peuplée de la Sibérie avec Irkoutsk (22 000 habitants), est le centre d’un grand commerce alimenté par les riches mines d’or, de platine et de cuivre dont les gisements sont nombreux dans les contreforts des monts Altaï. Quoique n’étant pas la capitale officielle de la Sibérie occidentale (c’est Omsk qui à cet honneur), Tomsk, a complétement détrôné Tobolsk, située dans un pays plus froid, moins cultivé, et où l’industrie n’a pas plus d’avenir que l’agriculture. Cette ville est peu pittoresque ; cependant on y voit, sur les bords d’un bras canalisé du Tom qui la traverse d’une extrémité à l’autre, nombre d’anciennes maisons en briques et en pierres d’une architecture qui remonte aux premiers temps de l’occupation de la Sibérie. Quelques rues étroites, de vieux quartiers habités par les Tartares étonnent l’œil quand on arrive d’Irkoutsk et de Krasnoiarsk dont les rues sont si larges et si droites, les maisons si bien peintes et si bien alignées. On y trouve aussi un vaste jardin public, analogue à ceux que j’ai déjà décrits, avec des cafés, des salles de bal et des marchands ambulants de toute sorte ; là on rencontre les types si divers de la population sibérienne, Bouriattes, Kalmouks, Khirghis, achetant, vendant, et surtout buvant des boissons fortes. Une grande partie de ce qu’ils gagnent est employée à satisfaire cette déplorable passion… Pourtant, malgré la quantité d’ivrognes, on n’entend point de cris, de querelles, tout se passe paisiblement et avec ordre ; l’ivresse même est apathique chez les gens du Nord !

« Nous avions été attendus à Tomsk par le général Duhamel, gouverneur de la Sibérie occidentale, mais, comme nous étions en retard, il avait dû partir en tournée pour affaires de service. Ce fut Mme Duhamel qui nous accueillit avec la grâce la plus charmante à notre arrivée. La gouvernante générale étant logée elle-même chez M. Astatcheff, chef des marchands de la ville, plusieurs riches bourgeois se sont disputé l’honneur de nous héberger : le colonel Lerche choisit pour nous recevoir la maison d’une vieille dame veuve qui a été enchantée de la préférence et qui ne sait qu’inventer pour nous être agréable. Le service de table est d’un luxe fou ; il y a une profusion inouie de fleurs rares, de bougies, de vaisselles d’or et d’argent massifs, et on pourrait nourrir un régiment avec la desserte de notre table, ce qui prouve la générosité de notre hôtesse, car par respect elle ne s’y assoit jamais avec nous. Au milieu de cette humilité bourgeoise, un grain d’orgueil perce cependant chez elle, orgueil légitime de la richesse acquise par le travail et l’intelligence : comme nous lui reprochions ces prodigalités inutiles, elle nous répondit qu’elle était assez riche pour ne rien se refuser, et qu’elle n’avait pas changé son train de maison. C’est un sujet d’étonnement pour moi que la position de la classe moyenne de ce pays : qui sait ce que l’avenir réserve, comme destinée politique, à ces mineurs intrépides, à ces marchands habiles qui ont centuplé par leur travail les richesses de ces immenses régions incultes et sur qui reposent peut-être la force réelle et les destinées futures de l’Empire russe ?

« Avant-hier nous avons dîné chez le général d’Ozerski, gouverneur de la province de Tomsk : une promenade charmante nous attendait après le repas ; nous avons été visiter le campement permanent d’un bataillon de cosaques à pied qui tient garnison à Tomsk. De grands bois entourent le vaste plateau où il est situé, et d’où on domine le cours du fleuve Tom qui serpente au mi-