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et les notabilités d’Irkoutsk étaient conviées à ce dîner homérique, commencé à quatre heures dans les grands jours du mois de juin, et prolongé jusqu’à la nuit close. C’était le chef des marchands qui nous en faisait les honneurs. Ce brave homme, enrichi par le commerce des thés et du transit avec l’empire chinois, dont Irkoutsk est le centre, venait chaque matin pour remplir scrupuleusement ses devoirs d’hôte, s’informer de notre santé et nous présenter ses hommages : habit noir, gants jaunes, chapeau de soie, il était habillé à la dernière mode, et nous servait en russe, parce qu’il ne savait pas un mot de français, un long compliment fidèlement traduit par le chef de police, M. Vokoulski. Malgré ses salamalecs et son étrangeté rehaussée de quelques ridicules, malgré son refus obstiné de s’asseoir en notre présence, ce qui était agaçant à cause de la longueur de ses visites, ce chef des marchands n’en est pas moins un citoyen fort utile, un homme distingué, faisant fonctions de maire de la ville, dont il défend les intérêts avec beaucoup d’habileté, considéré des autorités et adoré de la population, qu’il comble de ses bienfaits : c’est ainsi que, dans une visite que j’ai faite hier à l’institut des jeunes filles, magnifique établissement consacré à l’éducation et placé sous le patronage de l’impératrice et sous la surveillance des femmes des gouverneurs généraux, j’ai appris qu’il dotait vingt orphelines nobles, ce qui annonce une immense fortune et un grand sens politique chez le marchand parvenu, qui aide de ses roubles l’initiative impériale.

« Ce digne homme n’étant pas marié, ce fut une dame de la ville qui fit les honneurs du grand dîner de cent couverts. Nous prîmes place avec les autorités d’Irkoutsk au haut bout de la table, immense fer à cheval dont le chef des marchands occupait une face avec les notables, tandis que les dames étaient reléguées de l’autre côté : il y eut échange de discours, réponse de M. de Bourboulon, nombreux toasts officiels portés et reportés à qui de droit. Le service était fait à l’européenne : des domestiques en gants blancs et habit noir se pressaient autour de nous ; on se serait cru au Grand Hôtel de Paris. On peut dire d’Irkoutsk que la civilisation française y a pénétré sous la forme des cuisiniers, des marchandes de modes et des maîtres de danse.

« Pendant que nous dînions en grand apparat, un banquet fraternel fut offert à nos soldats par le corps de gendarmerie et les élèves de l’école du génie militaire. On ne se comprenait pas toujours, mais on s’entendit très-bien, et le général Joukowski et le capitaine Bouvier, qui allèrent leur rendre visite, furent reçus avec des acclamations. Au banquet succéda un bal populaire où vint en foule le beau sexe de la ville, représenté par quantité de jeunes filles aux longues tresses blondes, aux grands yeux bleus, aux traits réguliers, revêtues de l’élégant costume national. Ce bal, copieusement arrosé de kwass et de liqueurs, aux sons d’une bonne musique militaire, se prolongea jusqu’au matin à la grande satisfaction de nos soldats.

« Le lendemain, nous avons visité, avec le général Joukowski, la maison de campagne du gouverneur général, située à pic sur les hauteurs boisées qui dominent l’Angara. On y jouit d’un magnifique panorama qui embrasse la ville, baignée des deux côtés par cette belle rivière, et entourée de vastes prairies, de cultures et de forêts, tandis que l’œil perçoit au loin dans le Sud les cimes neigeuses, des hautes montagnes de la Mongolie.

« Je ne puis quitter Irkoutsk sans dire quelques mots des exilés politiques qu’on y envoie chaque année. Séparés, à leur arrivée, des malfaiteurs condamnés au bagne dans les mines, ils sont répartis dans les localités qui leur sont assignées pour résidences : ils y sont bien vus, et, comme le but du gouvernement russe est de les éloigner de leur pays et de peupler les déserts sibériens, on cherche à les fixer et à les marier dans le pays ; mais on est impitoyable quand ils cherchent à s’échapper ! En définitive, ils sont mieux traités qu’on ne le croit en Europe[1], et ils seraient relativement heureux, si rien pouvait remplacer la patrie, cette mère que n’oublient jamais les cœurs généreux !

« La police est fortement organisée à Irkoutsk. Le maître de police, qui a la charge des prisons, des hospices, des revenus des octrois et autres droits prélevés dans la ville, en est, à vraiment parler, le maire et l’administrateur en chef, sous la direction d’un gouverneur civil qui centralise l’administration de toute la province. Un corps de gendarmerie sédentaire y réside pour veiller à l’ordre public ; l’uniforme est bleu clair, à galons d’argent ; les gendarmes portent un casque qui rompt un peu, dans les fêtes et les revues, l’éternelle monotonie du bonnet à poil des Cosaques. Disons enfin que ce qui manque le plus dans la Sibérie orientale, si riche par ses mines et son commerce, ce sont les bras, et que le gouvernement cherche par tous les moyens à y attirer des ouvriers, surtout des mécaniciens et des mineurs.

« Au sortir d’Irkoutsk, près de Zouewsk, on trouve un monastère et une église placés dans un site très-pittoresque et qui sont en très-grande vénération dans toute la Sibérie. À Biliktouisk, on quitte les rives de l’Angara, qui s’enfonce dans les déserts du Nord, puis on passe deux de ses affluents, dont l’un arrose la station de Maltuisk, célèbre par les verreries et les fabriques d’étoffes de Jabricus. Les rivières succèdent aux rivières : il nous faut franchir, à Toulounovsk, dans un mauvais bac, le fleuve Oka, grossi par les orages de l’été et la fonte des neiges. Tout ce pays est accidenté et boisé en pins et en bouleaux ; les vallées sont couvertes d’herbages ; quelques-unes sont cultivées ; la route est passable, et dans quelques endroits recouverte de sable.

« À Ninéoudinsk, petite ville de 3 000 âmes, nous recevons la visite d’un jeune médecin polonais exilé avec sa femme : l’infortuné sait qu’au fond de tout cœur français il y a une véritable sympathie pour cette malheureuse nation ; beaucoup de villages des environs

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