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chose ; poussés à la fois par la curiosité et par un sentiment de cordialité respectueuse, tous les riches marchands de la ville, ainsi que leurs femmes, vinrent nous présenter successivement leurs hommages. Ici l’argent ne joue qu’un rôle secondaire dans la considération publique, et le plus mince fonctionnaire se voit saluer humblement par des négociants ou des industriels dix fois millionnaires. Cette promenade a été charmante : j’admirais la popularité et la bonhomie du gouverneur, qui allait partout, parlant à tout le monde, s’inquiétant des affaires et de la santé de chacun de ses administrés. Ce chef suprême, ce représentant de l’Empereur dans la province, où il n’a au-dessus de lui que le gouverneur général de la Sibérie orientale, qui réside à Irkoutsk, paraissait faire le plus noble usage de son pouvoir absolu. Au-dessous de lui et sous ses ordres directs se trouvent un officier commandant les troupes affectées au service local, un chef de police, en même temps administrateur de la ville ou préfet, et un commissaire des frontières chargé de la surveillance des rapports internationaux ; un chef ou capitaine des marchands, nommé à l’élection, complète l’administration d’une ville sibérienne ; ce dernier qui joue à la fois le rôle d’un maire et d’un juge de commerce, est fort écouté des autorités.

« Ce soir-là, il y eut aubade et concert d’instruments de cuivre donnés par les Cosaques à la Redoute, vaste jardin public entouré de barrières blanches comme un hippodrome, avec de beaux arbres, une vaste pelouse, et des ruisseaux d’eau vive sortant d’une fontaine en rocailles. Le concert se transforma bientôt en bal : le kiosque de la Redoute qui est le rendez-vous général de la ville pendant les longues soirées d’été, s’ébranla sous les pieds de nombreux danseurs et disparut dans un tourbillon de robes blanches, de colbachs, d’uniformes et d’habits noirs ; rien n’y manquait, pas même la polka et le grave quadrille officiel : ce n’était pas la peine d’être à Kiakhta, à quatre mille lieues de Paris ! Presque toutes les dames parlent français ; elles ont beaucoup d’aménité et d’instruction, ce qu’il faut attribuer au recrutement de la population par des familles d’exilés politiques qui ont amené de prime abord l’urbanité et la politesse de la haute société russe au milieu de ces déserts. La Sibérie est plus policée que la vieille Russie, tant il est vrai qu’il est plus facile de plaquer la civilisation sur un pays neuf, que de rajeunir un vieux pays !

« Hier matin nous avons assisté à un service solennel dans la cathédrale grecque ; l’intérieur en est d’une grande richesse : le chœur est séparé de l’église par une grille à barreaux sculptés en losange avec des moulures en or et en argent ; l’autel lui-même est en argent massif ainsi que plusieurs châsses qui contiennent des reliques ; le livre des Évangiles relié en or et couvert de pierres précieuses a coûté, dit-on, cent mille roubles. Cette profusion de métaux précieux s’explique par la richesse des mines sibériennes et la ferveur religieuse des classes marchandes. Deux chœurs d’hommes et d’enfants, placés aux deux côtés de la nef, se renvoyaient alternativement des hymnes en plein chant d’un effet admirable. Après la messe, l’archimandrite, en se retirant, adressa un compliment très-bien tourné au ministre de France, en lui disant que son passage par leur ville resterait dans le souvenir des habitants comme un événement historique ; le compliment était très-gracieux pour nous, mais le français de l’archimandrite laissait beaucoup à désirer… Le pauvre prêtre avait fait de son mieux.

« Nous avons retrouvé ici la caravane de dix chameaux expédiés de Pékin avec des vivres, du vin et les gros bagages ; tout cela nous sera inutile, les provisions de bouche étant abondantes et assez bon marché en Sibérie. D’un autre côté, comme nous ne voulons pas traîner à notre suite une foule de ballots qui retarderaient sans nécessité la vitesse de notre voyage, nous avons fait vendre à vil prix le thé, le riz et les farines. Cette perte a été un peu compensée par la vente des liqueurs et des vins, fort chers ici comme toutes les denrées européennes. Ce remaniement et cette simplification de nos bagages ont exigé beaucoup de temps. Enfin nous les avons fait partir sous la surveillance du sergent et des deux soldats, et sous la conduite d’un agent de la poste russe, qui s’est chargé de les amener à Irkoutsk, où ils attendront notre arrivée… Nous-mêmes nous partons ce soir.

« En ce moment, faisant un retour sur ce voyage tranquillement accompli au milieu de populations à moitié sauvages et presque inconnues de l’Europe, sans aucune apparence de danger, et avec la sécurité du touriste qui accomplit une promenade sur les bords du Rhin, mon âme tout entière remercie la Providence qui nous a guidés au milieu du désert, et pleine de confiance, considère comme peu de chose les huit mille kilomètres qui nous restent à parcourir par terre d’une extrémité à l’autre de l’ancien continent…

« Je m’éveille : le jour naît à peine ; de légers flocons de vapeur blanche montent à la surface du lac Baïkal dont les eaux tranquilles sont ridées par la brise, et dont les contours disparaissent au loin dans la brume du matin. À travers les vitres de la tarenta où j’ai passé la nuit, logée à huit pieds au-dessus du pont du bateau qui m’emporte, je ne vois rien du bâtiment, et je pourrais me croire transportée par une puissance mystérieuse entre le ciel et l’eau ! L’absence de toute distraction est favorable, dit-on, aux élucubrations de l’esprit. Il est bien temps, je crois, de mettre au courant mon carnet de route que j’ai négligé depuis une semaine.

« Je suis partie de Kiakhta, le 18 au soir, dans ma tarenta accompagnée du gouverneur et de plusieurs habitants jusqu’à Ost-Kiakhta, où se trouve une belle maison de campagne appartenant à M. Despots Zenowich, qui voulut bien nous y offrir une collation d’adieu. Ce faubourg de la ville est peuplé de jolies villas où les riches marchands passent la saison d’été.

« Nous franchissons rapidement, emportés par cinq vigoureux chevaux, les stations de poste de Kalimichnaia