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Arrivée à Kiakhta. — Aspect de la ville russe. — Service solennel dans la cathédrale grecque. — Compliment adressé par l’Archimandrite. — Absence de lits dans les maisons sibériennes. — Hospitalité forcée. — Avaries survenues aux bateaux à vapeur du lac Baïkal. — Embarquement sur des bateaux à voile. — Effroyable tempête pendant la nuit. — Village détruit par un tremblement de terre. — Magnifique panorama sur le lac Baïkal.

« Tant de choses se sont passées pendant ces quatre jours que je n’ai pas eu un moment pour prendre des notes, mais je vais tâcher de réparer le temps perdu.

« Outre un officier d’artillerie expédié par le gouverneur de Kiakhta, nous trouvâmes encore à la station de Guilanov l’aide de camp du gouverneur général de la Sibérie orientale, envoyé par lui pour nous complimenter et nous accompagner jusqu’à Irkoutsk ; M. d’Ozeroff était venu l’année précédente à Pékin où mon mari l’avait prié, en lui indiquant l’époque probable de notre arrivée, de vouloir bien acheter des voitures à notre compte, et il nous attendait à cette station avec trois tarentas, grandes chaises de poste à cinq et six chevaux, et des telegas, sorte de traîneaux à trois chevaux, affectés au service des dépêches, et qu’on avait mis généreusement à notre disposition. On me fit monter avec Madame de Balusek dans une des tarentas, puis on partit à bride abattue pour nous faire honneur : la vaste plaine de Guilanov fuyait devant nous avec une rapidité vertigineuse ; les roues sautaient avec un cliquetis formidable par-dessus les troncs d’arbres abattus et les rochers épars sur notre passage ; il n’y avait pas de ressorts ! Nous ne pouvions ni respirer, ni parler, et, pour donner idée de la vitesse, les Cosaques à cheval de notre escorte parvenaient à peine à nous suivre au grand galop ! J’avoue que je voyais arriver avec plaisir les bourbiers où nous enfoncions jusqu’aux moyeux, et les gués de rivière, parce que là je pouvais reprendre haleine. Ma compagne, plus habituée que moi aux cahots sibériens, mais plus effrayée de se noyer, se cramponnait alors aux accotoirs de la tarenta ; ainsi chacune de nous payait à son tour tribut à la faiblesse féminine.

« Ce fut avec cet appareil imposant d’escorte, de bruits de clochettes, de claquements de fouets que nous franchîmes en un tourbillon de voitures et de chevaux le pont de bois jeté sur une modeste rivière qui sépare les deux immenses empires chinois et russe. Je remarquai alors qu’on rendait les honneurs militaires aux femmes des employés supérieurs comme à leurs maris.

« On nous conduisit directement à l’hôtel du gouverneur de Kiakhta, M. Despots Zenowich qui a bien voulu nous céder ses appartements particuliers ; par une galanterie toute russe, notre hôte désirant nous laisser toutes nos aises, s’était organisé une chambre dans ses bureaux.

« Ce qui me frappe le plus ici, c’est la profusion des fleurs : dans les appartements, les escaliers, les boudoirs, de grandes caisses rangées symétriquement sont pleines de géraniums, de roses, de camellias ; d’élégants pots en porcelaine de Chine pendus aux plafonds laissent retomber au-dessus de vos têtes des gerbes, des festons de fleurs de cactus, de mamillaires aux corolles éclatantes ; les maisons sont, à vraiment parler, des serres chaudes, où on est exposé à subir des migraines acharnées, quand on n’est pas habitué à ces parfums violents.

Kiakhta se compose de trois villes, la ville chinoise ou Mai-mai-tchen, la ville russe et la ville officielle ; Mai-mai-tchen (six mille habitants) est un entrepôt d’échange pour les draps, les fourrures, les soieries et le thé ; nous n’avons pas envie, on le comprendra facilement, d’aller visiter cette ville qui excite chez les Européens venant de la Sibérie une curiosité excessive. On rencontre un grand nombre de négociants chinois dans la ville marchande russe (environ cinq cents âmes) qui est séparée de Mai-mai-tchen seulement par des palissades en bois, gardées par des factionnaires ; fatigués de la Chine, nous réservons tout notre empressement pour Troïtskosawsk, la ville officielle qui contient dix mille habitants. Troïtskosawsk, située dans une vallée qui suit la direction du nord au sud, et arrosée par un petit ruisseau, est régulièrement bâtie et présente l’aspect d’une ville européenne ; les maisons, construites en bois de sapin, ont des fenêtres régulièrement percées ; le palais du gouverneur, en style gréco-gothique avec architraves et colonnades, est situé sur une grande place carrée, en face de la maison de police, grand édifice qui, en Sibérie, est toujours surmonté d’une tour ronde formant observatoire ; les églises sont nombreuses eu égard à la population, et parmi elles on remarque la cathédrale décorée d’un dôme principal et de quatre clochetons avec croix et boules dorées ; toutes les constructions enfin, petites ou grandioses, riches ou pauvres, sont invariablement blanchies à la chaux et badigeonnées de couleurs tendres, telles que le rose, le jaune serin et le bleu de ciel ; la cathédrale blanche et lilas a ses clochetons revêtus d’un splendide vert pomme relevé par des arabesques plus foncées. Cet étalage de couleurs qui rappelle un peu le goût chinois, donne un aspect de propreté et de fraîcheur à cette petite ville, qui a l’air d’être sortie toute d’une pièce du cerveau d’un architecte amoureux de l’idylle pastorale. En revanche, le paysage des alentours est triste, morose, sans arbres et sans verdure ; de hautes collines arides et nues forment tout autour l’horizon de la ville, placée au fond d’une vallée en entonnoir.

« Nous sommes arrivés ici à cinq heures du soir. À peine avons-nous eu le temps de nous reconnaître qu’il a fallu accepter un grand dîner donné en notre honneur par le gouverneur de la ville. Notre convoi de bagages étant en retard, j’y ai assisté en costume d’homme, jaquette, grand feutre gris, pantalons bouffants et bottes à l’écuyère ; je devais faire un singulier effet au milieu des dames russes habillées aux dernières modes de Paris, avec des crinolines qui n’en finissaient plus ! Ce dîner, fort bien servi et très-élégant, s’est terminé par la présentation des personnes distinguées de la ville. Avant-hier, dans une promenade que nous avons faite avec le gouverneur, ce fut encore la même