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un prix très-modique chez les brocanteurs chinois d’Ourga.

La station de Kouïtoun, à laquelle on arriva vers quatre heures du soir, est située au centre des monts Bakka-Oula par huit cents mètres d’altitude environ. Ces hautes montagnes subissent là une forte dépression, et le passage qu’elles y laissent est analogue aux cols qui coupent toutes les grandes chaînes. À la lisière des forêts, on voit une ceinture de pâturages où paissent des troupeaux de vaches appartenant à un aoul khalkha établi dans le voisinage. Les pauvres bergers perdaient journellement des animaux dévorés par les loups, les ours, et, prétendaient-ils, par un tigre établi dans une gorge impénétrable, dont il sortait chaque nuit pour emporter un bœuf ou un cheval. Effrayés des ravages exercés par ce terrible voisin qu’ils n’osaient pas attaquer, les Khalkhas se préparaient à émigrer vers des régions plus tranquilles. Ces forêts servent, en effet, de repaire aux bêtes fauves de la contrée ; les ours y sont très-multipliés, les loups y errent par bandes nombreuses, ainsi que les sangliers dont on voit partout les traces sur la terre fouillée ; des mouflons, des bouquetins, une grande espèce de cerf appelée mara, des chevreuils, des antilopes, et enfin le chevrotain porte-musc si recherché pour sa bourse à parfums, y vivent avec les bêtes féroces qui leur font une guerre acharnée.

Entre Kouïtoun et Iro, dans un profond ravin où coule un torrent que l’on côtoya, une nuée de vautours chauves et barbus, perchés sur les carcasses de chevaux abandonnés, se disputaient avidement les lambeaux de chair qu’ils arrachaient en fouillant leur proie : un grand aigle harpie planait au-dessus de ces oiseaux gloutons, emplissant de son immense envergure toute la largeur du ravin, au fond duquel ses ailes dessinaient une silhouette gigantesque ; il s’abaissait peu à peu en tournoyant, et les vautours inquiets dressaient leurs cous pelés en voyant s’approcher le roi des airs. Soudain il fondit sur eux comme une flèche ; il y eut un cliquetis d’ailes et de becs entre-choqués, puis les pillards, malgré leur nombre, malgré leur force, s’enfuirent honteusement, sans avoir essayé de lutter, laissant la harpie maîtresse de la proie convoitée. Celle-ci, perchée sur les cadavres, regarda fièrement passer les voitures de l’escorte qui roulaient sur les rochers au-dessus de sa tête.

Il fallut descendre par des côtes abruptes pour arriver à la station d’Iro, qu’on atteignit seulement à la nuit, non sans éprouver quelque appréhension des bêtes féroces dont on avait entendu parler toute la journée.

« Iro[1], où j’ai pu recommencer à prendre des notes, est situé dans une magnifique vallée plus large et plus riche encore que celle d’Ourga : la rivière Toula y forme mille méandres au milieu des verts pâturages ; un grand nombre de yourtes disséminés dans la prairie composent l’aoul[2] ou le campement d’une tribu khalkha d’une certaine importance commandée par un taïtsi, qui se fait gloire de descendre de Gengis-Khan. Il était alors absent avec une partie de ses sujets, ce qui nous dispensa de la visite et de l’hospitalité qu’il nous aurait certainement offerte. Cependant, comme nous ne devions partir qu’assez tard à cause de réparations à faire aux voitures et de nouveaux arrangements pour les relais, je suis allée me promener à pied jusqu’aux yourtes des Mongols, trop bien gardées au goût des visiteurs, car d’énormes chiens s’élancèrent de toute part à mes trousses, et je suis heureuse de n’avoir pas cédé à l’envie de sortir seule, ne sachant pas comment je me serais tirée d’affaire. Leurs aboiements furieux firent accourir le maître de céans, grand vieillard de soixante-dix ans environ, et, tandis qu’il imposait silence à ses chiens avec des éclats de voix renforcés de coups de fouet, de toutes les tentes voisines je vis sortir des têtes curieuses appartenant à des femmes ou à des enfants qui me regardaient avec de grands yeux ébahis. Voulant exprimer ma gratitude à mon libérateur autrement que par signes, et personne de nous ne sachant le mongol, j’eus l’idée de le saluer en inclinant la tête du mot mendou que j’entendais prononcer sans cesse par mes postillons. L’effet en fut immédiat et merveilleux : le vieillard, me rendant une profonde inclination, m’invita par une pantomime animée à venir me reposer dans sa tente, et à accepter le thé hospitalier. J’avais le désir depuis longtemps de visiter un intérieur mongol, et je suivis avec plaisir mon interlocuteur. L’hospitalité est la vertu des pasteurs : elle est sans limite chez les Kalkhas où l’étranger peut et doit aller s’asseoir dans la tente à la droite du chef de famille, non-seulement sans y être prié, mais encore sans prononcer une parole, tandis que les femmes, attentives à ses moindres gestes, s’empressent de lui offrir tout ce qu’il désire et tout ce qu’on possède. Je n’étais pas sans quelque appréhension en pénétrant dans cette demeure, car on m’avait donné des détails à faire frémir sur la malpropreté et sur la vermine qui y pullulait ; d’un autre côté, l’aspect imposant de la yourte, dont les dômes en feutre gris presque neuf étaient surmontés d’une grande flamme en soie écarlate, et l’élégance relative de mon hôte me rassuraient un peu. J’ai déjà dit qu’il paraissait septuagénaire ; il était très-brun de peau, avait les yeux fort vifs, mais bridés, les cheveux gris, le nez camus ; un long kalat de soie bleue foncée, boutonné sur la poitrine, une ceinture rouge à boucle d’argent, des bottes écarlates à hauts talons et un bonnet en peaux de martres composaient son costume, assez somptueux pour que je fusse en droit de croire qu’il avait fait toilette pour me recevoir, ou du moins que c’était un personnage important. Il me précédait pour me montrer la route, et, en passant la porte, je dus imiter son mouvement, c’est-à-dire lever le pied et baisser la tête, ce qui est fort incommode quand on n’en a pas l’habitude, et ce qui résulte du peu de hauteur des portes, accru encore par le seuil élevé qui les garantit des eaux pluviales. Me voilà donc chez mon vieux Khalkha, et je ne sais qui était le plus étonné de

  1. Nous reprenons ici le carnet de Mme de Bourboulon qui va nous guider jusqu’à la fin du voyage.
  2. On appelle yourte la réunion de tentes formant’habitation d’une famille ; un certain nombre de yourtes compose un aoul.