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ne pouvait assister de sang-froid à de pareilles violences, s’emporta contre Gomboë et lui ordonna de cesser ses brutalités, mais celui-ci ne pouvant comprendre ce qu’on lui disait et n’étant pas bien sûr qu’on ne lui ordonnait pas de frapper plus fort, resta la main levée, jusqu’à ce que le médecin russe s’entremît et lui fit comprendre que ses brutalités déplaisaient. Ces malheureux Mongols se laissent battre avec une placidité sans égale ; on dirait qu’ils sont faits pour cela. Cependant, une autre fois, un Cosaque ayant frappé un des cavaliers de notre attelage, celui-ci, officier à globule bleu, qui s’était offert volontairement pour faire le service de postillon, se retourna avec indignation, jeta un regard de menace au Cosaque, et lâchant la barre d’attelage, ce qui fit mouiller subitement la calèche, piqua des deux à travers la steppe où il disparut.

« Le chemin que nous suivons est accidenté, montagneux, et semé çà et là de rochers qui rendent le passage difficile. À Kouï où nous déjeunâmes, l’officier de Cosaques nous quitta avec ses hommes pour retourner à Ourga ; M. Schechmarof voulut absolument nous conduire à la station de Bourgaltaï, où nous devions passer la nuit. Nos tentes y étaient préparées d’avance, et nous n’eûmes plus qu’à nous coucher lorsque nous y arrivâmes à la nuit tombante.

J’assistai, le lendemain matin, à une scène émouvante qui me fit faire de tristes retours sur ma propre position : la femme d’un pharmacien russe de Kiâkhta, atteinte à Ourga d’une grave maladie nerveuse, avait voulu profiter de notre passage pour retourner en Sibérie sous notre protection. Au moment de partir de Bourgaltaï, son état devint si inquiétant qu’il fallut la laisser dans une tente à la discrétion des Mongols, avec un Cosaque pour garde-malade ; je lui ai porté quelques provisions, des briques de thé et du sucre, et n’ai voulu partir qu’après m’être assurée qu’il n’y avait pas de péril imminent et qu’elle ne courait aucun danger d’être attaquée et dévalisée dans ces solitudes. Quelle affreuse position pour une Européenne que d’être abandonnée dans ce désert aux mains de gens grossiers avec des crises nerveuses épouvantables ! Il est vrai que ces femmes sibériennes, habituées à voyager avec leurs maris, sont endurcies à toutes les épreuves de la vie aventureuse, qu’elles n’ont peur de rien, et savent se faire obéir des Mongols, en leur en imposant par leur caractère viril. Cette triste aventure ne m’en a pas moins serré le cœur pendant quelques jours ! »

Le 13 juin on quitta Bourgaltaï à huit heures du matin, et on redescendit dans la vallée de la Toula, devenue large et majestueuse par sa réunion avec les rivières Karou-Ka et Orkou, qui prennent toutes deux leur source dans les monts Koukou-Daba. Le chemin suivit pendant une partie de la journée les bords du fleuve, mais peu avant Haragol, qui était la station indiquée pour coucher, on rentra dans les montagnes qu’on ne devait plus quitter jusqu’à Kiâkhta. Dans un passage difficile, barré par une ceinture de rochers, où tout le monde dut mettre pied à terre, les Mongols s’empressèrent de faire leur dévotion devant un obo célèbre dans tout le pays par sa sainteté ; celui-ci se composait de deux énormes blocs de pierres levées, grossièrement sculptées, afin de représenter l’image de Bouddha. On arrivait par des degrés taillés en plein rocher jusqu’au pied de l’obo, où se trouvait scellée une vaste urne de granit pour brûler de l’encens ; un grand nombre de perches couvertes de chiffons, de papiers, de banderoles avec des prières imprimées, avaient été disposés autour, de façon à recevoir les offrandes des dévots qui y attachent quelquefois des bourses avec de l’argent et même des objets en métaux précieux. Les gens de l’escorte se contentèrent de s’y prosterner humblement, et de couper chacun un petit morceau de leurs pelisses qu’ils nouèrent aux perches en guise d’ex-voto. Les Mongols sont dévots, superstitieux et aussi attachés aux pratiques extérieures que les Chinois le sont peu : à Pékin, les lamaseries regorgent de richesses, tandis que les bonzes sont réduits à mendier. Les obos ne sont autre chose que des autels en plein air consacrés par des lamas célèbres ; il ne se passait guère de journée dans la Terre des Herbes et le désert de Gobi que les voyageurs ne rencontrassent de ces buttes de terre sainte décorées de branches de bois mort et de loques ; tout fidèle bouddhiste est tenu d’y faire en passant sa prière, aussi chaque soir à la couchée, les Mongols d’escorte se réunissaient-ils devant un obo provisoire pour psalmodier en chœur des hymnes ou litanies, dont le rhythme lent et grandiose ne laissait pas que de produire un effet imposant au milieu du silence du désert.

À mesure qu’on approche des monts Bakka-Oula le chemin devient plus impraticable : entre Baingol et Ourmoukté, les voyageurs s’enfoncèrent dans des gorges pittoresques et profondes, couronnées de forêts de bouleaux et arrosées par une foule de torrents qui forment des cascades de la plus grande beauté. Des blocs de rochers noirs et pourpres tachetés d’un rouge extrêmement vif provenant des infiltrations ferrugineuses barraient le passage ; il fallut, en plusieurs circonstances, soulever les charrettes à force de bras, ce qui fit perdre un temps considérable. Le pays est magnifique : d’immenses forêts vierges couvrent toutes les pentes des montagnes ; les arbres séculaires, déracinés par les orages ou brisés par la foudre, jonchent le sol qu’ils couvrent de leurs débris ; une mousse aussi blanche que de l’argent s’enracine aux branches des vieux sapins, d’où elle pend jusqu’à terre en longs festons. Cette plante parasite, qui atteint les proportions des plus grandes lianes, fait un effet merveilleux parmi le feuillage sombre des forêts d’arbres verts ; on dirait que ces arbres géants se sont tous couverts de longues barbes blanches. Le marbre noir, veiné de vert et de rose, le porphyre, les pierres d’agate, le granit incrusté de mica étincelant comme des diamants sont la parure des montagnes bigarrées de mille couleurs ; on y trouve aussi une grande variété de pierres précieuses, des sardoines, des onyx, des lapis, des topazes, des calcédoines et des améthystes qui, mal taillées il est vrai, se vendent à