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à l’empereur de la Chine, Kao-Kouang ; aussitôt qu’il se fut mis en marche, toutes les tribus de la Tatarie s’ébranlèrent, une foule innombrable portant des offrandes accourut sur son passage, et si le Guison-tamba l’eût voulu, il eût pu entrer à Pékin avec un cortége de cent mille hommes prêts à obéir aveuglément à ses volontés. La cour impériale, effrayée, lui envoya ses plus habiles diplomates et obtint qu’il se fît accompagner seulement d’une garde de trois mille lamas.

Les Khalkhas pourraient armer au moins cinquante mille cavaliers ; force redoutable, si leur organisation militaire était en rapport avec leur bravoure ; mais leurs armes sont exécrables : ce sont de mauvais sabres chinois à deux tranchants, en scie ou en spirale, des piques courtes, des flèches, et enfin des fusils à mèches, munis de culasses affectant les formes les plus bizarres ; pour armes défensives, ils ont des boucliers garnis de lames de cuivre, et des cottes de maille en fil de fer. Depuis un temps immémorial chaque famille fait de la poudre pour son usage, et on rencontre souvent dans les tentes des femmes et des enfants occupés à broyer le charbon et le salpêtre ; cette poudre a si peu de force qu’une balle lancée par le fusil d’un chasseur khalkha ne saurait tuer un cerf à vingt pas[1]. Leur organisation militaire est nulle : la longue paix dont ils ont joui, l’influence du gouvernement sacerdotal qui les gouverne leur a fait perdre les habitudes guerrières, et telle est la sécurité dont on jouit en Mongolie que personne n’y porte d’armes en voyage, où il est sans exemple qu’on soit attaqué, sauf aux frontières occidentales habitées par les pillards kirghis et turcomans.

Rien n’égale la parfaite quiétude dans laquelle s’écoule la vie d’un nomade khalkha. Le matin, il décroche le fouet suspendu au-dessus de sa porte, monte sur un cheval toujours sellé, qui passe la nuit attaché à un poteau à l’entrée de sa tente, fait la revue de ses troupeaux, s’élance sur la piste de l’animal qui s’est trop éloigné pendant la nuit, et, quand il l’a repris, interroge l’horizon pour découvrir la fumée de quelque campement ou la silhouette d’un voyageur avec qui il ira causer et s’entretenir de ce qu’il a vu et de ceux qu’il a rencontrés. Au retour, il s’accroupit pour le reste de la journée dans sa tente, dormant, buvant du thé au lait ou au beurre, et fumant sa pipe, tandis que ses femmes puisent de l’eau, traient les vaches, vont ramasser des argols pour le chauffage, préparent le fromage pour la nourriture, la laine et les peaux d’animaux pour les vêtements et les chaussures de la famille.

Les Khalkhas, hospitaliers et sobres, ont toutes les qualités de la race jaune, dont ils ont gardé les vertus primitives sans prendre les vices de la civilisation, mais en revanche, ils n’ont ni industrie ni commerce : des étoffes de feutre, des peaux et des cuirs mal tannés, quelques ouvrages de broderie, sont tout ce qu’ils produisent ; Le commerce se borne à un échange de matières premières, où le Mongol, peu défiant et timide, est complétement volé par les marchands russes et chinois. Leur monnaie est fort singulière : tous les payements s’effectuent au moyen de thés en briques, dont cinq briques équivalent environ à une once d’argent de Chine. Après le laitage, le thé joue le rôle le plus important dans l’alimentation de ces peuples qui ne sauraient s’en passer. Les Chinois, qui fabriquent le thé vert exprès pour les Européens, quoiqu’ils ne veuillent à aucun prix l’employer pour eux-mêmes, font du thé en briques pour les Mongols avec les feuilles les plus grossières et les branches menues de ce précieux arbuste ; ce mélange, pressé et coagulé dans un moule, prend la forme et l’épaisseur des briques de terre cuite destinées à leurs constructions. Les Sibériens pauvres consomment aussi ce thé à bon marché, qui est beaucoup moins agréable que l’autre, mais qui, mêlé avec du lait et de la farine d’orge, forme une bouillie épaisse et nourrissante appelée pan-tan, dont le goût est supportable, et l’usage général dans tout le pays.

En résumé, on peut dire de ces peuples primitifs que leurs troupeaux suffisent entièrement à leurs besoins, qui sont bornés, et que leur vie est la plus libre et la moins agitée qui soit au monde : un pèlerinage à une sainte lamaserie hantée par Bouddha dans ses pérégrinations mystérieuses, — la visite de quelques lamas voyageurs, appartenant à la classe des tolholos ou trouvères, qui payent l’hospitalité généreuse qu’ils reçoivent sous la tente par des chants où ils célèbrent les hauts faits des héros, ancêtres de leur race, — une excursion à Ourga ou aux frontières de Chine pour acheter des objets manufacturés, — un mariage qui n’est, comme chez les patriarches bibliques, qu’un marché où la fille est vendue par son père au plus offrant, mais qui donne lieu à des réjouissances de huit jours accompagnées de débauches de viande grasse, de tabac et d’eau-de-vie de riz, — tels sont, avec les funérailles dont les cérémonies, analogues à celles des Chinois, amènent de longs festins et le massacre de nombreuses vaches, chèvres et moutons pour la nourriture des parents et amis, les seuls événements qui interrompent cette existence calme et contemplative du pasteur khalkha. N’a-t-il pas en outre devant lui cent mille lieues carrées dont il est le roi, et où il peut aller camper çà et là, suivant les caprices de sa fantaisie, avec sa famille et ses troupeaux ?

Un homme d’esprit, Fourier, a soutenu que la vie des peuples pasteurs était plus près de l’état de perfection, où, suivant ses théories, l’humanité devait atteindre un jour, que celle des peuples civilisés avec tous les besoins et toutes les passions factices qu’ils se sont créées. Qui sait si Fourier n’a pas eu raison ?

« [2]Ma santé s’étant suffisamment améliorée pendant les cinq ou six jours de repos que j’avais goûtés à Ourga, je fixai le départ au 12 juin à midi : ce fut avec un vif

  1. Il en fut de même à la bataille de Pali Kia-o, où des soldats, le l’armée alliée, reçurent à courte portée des balles lancées par les fusils des Tartares de la garde, sans que le drap de leurs uniformes en fût même traversé.
  2. Extrait d’une lettre de Mme de Bourboulon.