Page:Le Tour du monde - 11.djvu/242

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON,
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862 — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




LE PAYS DES KHALKHAS.

Topographie de la Mongolie — Suzeraineté de la cour de Pékin. — Indépendance des Mongols septentrionaux. — Lutte de l’influence russe et de l’influence chinoise. — Les lamas et les hommes noirs. — Gentilshommes ou taïtsis. — Puissance du Guison-tamba ou lama roi. — Force militaire des Khalkhas. — Mœurs, industrie et commerce. — Le thé en briques. — Départ d’Ourga. — Brutalité des cosaques. — Dame russe abandonnée dans le désert. — Dévotions des Mongols. — Gorges et forêts peuplés de bêtes féroces et d’oiseaux de proie. — Entrevue avec un riche Khalkha. — Visite à sa tente. — Grande forêt de pins. — Arrivée à Guilanor, dernière station de Mongolie.

La Mongolie s’étend du 40e au 50e degré de latitude, et du 85e au 120e degré de longitude orientale. Bornée par la Mandchourie à l’est, par la Chine au sud et au sud-ouest, par la Sibérie au nord, elle se confond à l’ouest avec la Dzoungarie et les steppes des Kirghiz.

Cette immense contrée qui occupe une partie du plateau central de l’Asie, peut se diviser en deux zones séparées par les destinées politiques, comme par le sol et les productions.

La zone du Sud, aride ou du moins dénuée d’eau et de végétation, n’est habitée que sur la frontière de Chine, par de nombreuses peuplades d’origine mongole, directement tributaires de l’empire chinois. La zone du Nord, entièrement occupée par les tribus khalkhas, jouit d’une abondance et d’une fertilité extraordinaires : hautes montagnes, grands lacs, fleuves puissants, forêts et pâturages admirables, mines de houille, d’argent et de cuivre, toutes les richesses naturelles sont accumulées dans ce beau pays, qui a l’avantage d’être situé en plein climat tempéré, sous un ciel plus clément que celui de la Sibérie, sur laquelle il l’emporte sous tous les rapports.

Les Khalkhas reconnaissent la suzeraineté morale de l’empereur de la Chine, le khan de tous les Tartares, l’héritier du pouvoir des fils de Gengis-khan, le grand Mandchou, qui règne sur la contrée du milieu, mais là s’arrête leur soumission ; ils ne payent point de tributs, ne subissent aucune corvée, et sont par le fait entièrement indépendants. Les Russes, qui sont leurs plus proches voisins, jettent depuis longtemps un regard de convoitise sur cette proie magnifique, et leur influence militaire y gagne de plus en plus ce qu’y perdent la ruse et l’astuce des diplomates et des négociants chinois ; on peut prévoir le jour où ce pays, dont le gouvernement est un mélange inouï de féodalité et de théocratie, où cent petits princes se partagent le pouvoir, tombera presque sans résistance dans les mains de la Russie, et que le grand désert de Gobi, qui forme une limite géographique naturelle, deviendra la frontière des deux empires russe et chinois.

Les Khalkhas sont divisés en deux castes, les lamas ou prêtres bouddhistes, et les hommes noirs, chara houmoun ou séculiers, ainsi nommés parce qu’ils laissent croître leurs cheveux. À condition de passer une année dans un couvent, d’apprendre par cœur quelques versets sacrés, de se raser la tête et de porter un bonnet jaune, est lama qui veut ; aussi la moitié de la nation appartient-elle à cette caste, et trouve-t-on des lamas défroqués qui font tous les métiers, bergers, courriers, chasseurs, etc. Parmi les hommes noirs il existe une véritable aristocratie, celle des taïtsis ou gentilshommes, appartenant à des familles alliées aux princes ou descendants de Gengis-Khan ; ces taïtsis vivent en pasteurs comme les autres Khalkhas et sont souvent très-pauvres, mais c’est seulement parmi eux que peuvent être choisis les chefs des tribus nommés et l’élection. Tous ces roitelets doivent hommage et fidélité au lama roi, au Guison-tamba d’Ourga.

Le Guison-tamba est une des incarnations divines admises par les bouddhistes, c’est-à-dire que Bouddha s’incarnant dans le corps d’un enfant, vient habiter parmi les hommes pour leur apporter le salut et la perfection. Le grand lama, le talé lama de Lassâ au Thibet est le prince de cette hiérarchie de dieux vivants dont le Guison-tamba est un des grands dignitaires. Celui-ci, véritable souverain de la Mongolie, entouré de l’inviolabilité mystérieuse qui le protége, rend par l’entremise de ses conseillers des lois et des décrets qui sont exécutés aussitôt par les princes séculiers. Rien ne saurait peindre le respect, l’adoration qu’ont les Mongols pour leur dieu vivant et éternel, car, lorsqu’il est mort, on va le chercher dans la terre sainte au Thibet, où il a bien soin de se métempsycoser dans le corps d’un jeune enfant, qui annonce sa mission divine par les miracles qu’il accomplit dès sa naissance. Le fanatisme religieux y pourrait rendre les Mongols fort redoutables, si la place de Guison-tamba était exercée par un esprit ambitieux : en 1839, celui qui régnait à Ourga voulut rendre visite

  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; t. X, p. 33, 49, 65, 81, 97, 289, 305, 321 ; t. XI, p. 234.