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tarentas. Sous une tente ornée de fleurs et de draperies de soie de toutes couleurs, était servi un déjeuner splendide, car il y avait une nappe (luxe inouï en Sibérie !), du beurre, du pain frais, une oie sauvage, et un rôti de mouton cuit avec du vrai bois et non avec du crottin, comme au désert.

« Toute malade que j’étais[1], ce fut avec une grande joie que j’aperçus à Sousouloutou les bonnets à poil et les lances des Cosaques ! Les chevaux vigoureux des troïkas, attelés en éventail avec leur harnachement couvert de sonnettes qu’ils agitaient en frappant du pied et en mâchant leur mors, avaient un air européen à côté de nos petits coursiers à longs poils montés par de sauvages cavaliers. Décidément j’avais assez du désert ! La tenue, la régularité, la discipline des Cosaques, les boutons dorés de leur officier, jusqu’à l’habit à queue de morue du vice-consul, me représentaient la civilisation et me faisaient tressaillir le cœur ; il me semblait que j’allais guérir de suite, que je rentrais dans ma vie ordinaire après avoir passé par les angoisses d’un cauchemar étrange, et, chose bizarre, cette impression que je reçus spontanément me fit réellement du bien, et ma santé alla en s’améliorant à dater d’Ourga. Qui sait ce qui serait arrivé de moi, si j’étais restée plus longtemps sous le poids de l’abattement moral et physique que me causait le désert ? »

La joie des voyageurs fut encore redoublée par l’arrivée d’un courrier mongol expédié de Pékin avec des lettres et des journaux d’Europe. C’est une sensation presque cruelle à force d’être vive, que de recevoir des nouvelles de ceux qu’on aime, de se dire que leur main a scellé le cachet qui vous arrive inviolé jusqu’au fond des solitudes les plus ignorées et les plus impénétrables.

Cette réception solennelle avait été ordonnée par M. Boroïkin, titulaire du consulat d’Ourga, qui avait passé l’hiver à Pékin d’où il avait expédié ses ordres à M. Schechmaroff. Après le déjeuner, qui fut très-cordial, chacun prit place dans les voitures russes qui partirent aussitôt au triple galop : aller plus lentement serait une injure pour la qualité des personnages qui y prennent place, et il faut se résigner à se faire casser la tête afin de tenir son rang.

À partir de Sousouloutou on se dirige, vers l’ouest, à travers une belle prairie où il n’y a pas de route tracée ; à gauche la vue est bornée par des montagnes boisées couvertes de sapins, à droite de petits cours d’eau qui vont se jeter dans la rivière Toula courent en zigzag dans la vallée. En approchant d’Ourga, la prairie se resserre, les montagnes se rapprochent, la vallée diminue, et on se trouve tout à coup près de la rivière qui roule claire et rapide, mais guéable, sur un lit de gravier.

De ce gué on jouit d’un panorama splendide : la Toula, parsemée de petits îlots, plantés d’aunes, de saules et de peupliers, divise en plusieurs bras ses eaux transparentes, qui murmurent parmi les cailloux, et reflètent la silhouette de ses rives pittoresques ; au delà l’immense prairie dans laquelle est située Ourga s’étend, comme un tapis de velours vert, jusqu’à l’horizon où elle va se confondre avec l’azur du ciel. Un mouvement, une agitation extrême animent ce magnifique paysage : des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres sont disséminés çà et là dans les gras pâturages gardés par des bergers déguenillés ; des hordes de chevaux à demi sauvages se poursuivent en se jouant ; des bandes d’yacks tout blancs, réunis en cercle, forment comme des taches sur l’horizon verdoyant ; une foule de femmes et d’enfants allant puiser de l’eau à la rivière, des pêcheurs, des vanniers, des baigneurs errent le long de ses rives ; au loin on aperçoit, avec ses rues en palissade et ses maisons qui sont des tentes, la ville d’Ourga qui ressemble à un vaste campement, dominée sur la gauche par les coupoles, les clochetons, les mille pagodes dorées des deux palais du dieu vivant des lamas, le Guison-Tamba ; enfin, pour couronner ce magique point de vue, à droite et jetant ses contre-forts de rochers jusque dans la Toula où ils forment des rapides, s’élève la montagne sacrée, le mystérieux asile de toutes les superstitions bouddhiques, couverte d’une forêt impénétrable dont la verdure sombre est interrompue, de place en place, par de grandes pierres blanches taillées et consacrées par les caractères de l’écriture symbolique.

En arrivant à Ourga, on se dirigea de suite vers le consulat russe sur lequel était arboré le pavillon français à côté du pavillon national. L’arrivée des voyageurs fut saluée par des pétards et des fusillades ; une masse innombrable de curieux, incommodes mais pacifiques, en encombrait les aborda ; les Cosaques d’escorte traitaient les Mongols plus que cavalièrement, et écartaient les plus récalcitrants à coups de fouet. Tout le personnel du consulat était en uniforme, interprètes, officiers de Cosaques galonnés jusque sur les coutures… Il faut cela dans ces pays sauvages, où la richesse des vêtements est un insigne de la majesté personnelle.

Le consulat russe est l’ancien palais du mandarin chinois chargé, par le souverain du Céleste-Empire, d’entretenir des rapports politiques avec le Guison-Tamba, chef spirituel et temporel des Khalkhas. Ce palais se compose de trois vastes cours, plantées d’arbres et entourées de bâtiments à toits chinois, peu élevés et d’une architecture mesquine. L’ensemble forme un carré long en profondeur environné d’une forte palissade de pieux ; on pourrait presque y soutenir un siége. Le pavillon qu’on avait réservé au ministre de France, au fond de la troisième cour, était meublé à la russe assez confortablement avec des fauteuils en maroquin vert, des tapis anglais, des tables et des bureaux en bois peint, mais il n’y avait pas de lits ! (il n’y en a nulle part en Sibérie, où ce meuble, le plus indispensable de tous, est regardé comme superflu.) Mme de Bourboulon était si souffrante qu’elle ne put même visiter le consulat. On s’occupa de suite de lui organiser un appartement où elle pût se reposer des fatigués passées, et reprendre assez de force pour affronter les nouvelles

  1. Note extraite d’une lettre de Mme de Bourboulon.