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déclarait préférable comme boisson à l’eau de pluie ou de rivière.

Je le laissai à sa besogne et revins au couvent donner un tour de corde à mes bagages. Pendant cette dernière matinée, je reçus les visites du majordome, du charpentier, du fendeur de bûches de la cuisine, des gouverneurs et des alcades. Je m’enrouai à répondre aux souhaits de santé, de bonheur, de prospérité qui me furent adressés par ces bonnes gens. Les femmes, à qui les statuts du couvent interdisaient l’entrée de ma cellule, se groupèrent à l’intérieur, devant ma fenêtre, et passant leurs bras à travers ses barreaux, me lancèrent, en manière d’adieu, des patates douces, des ananas et des oranges. La troupe des veuves, en souvenir de mon œuvre artistique à laquelle elles avaient si vaillamment collaboré, vinrent ajouter leurs souhaits aux vœux de la foule.

À deux heures après midi, le prieur et ses religieux m’accompagnaient au port. La pirogue était démarrée, les rameurs étaient à leur poste et mon vieux Julio, sa pagaye en main, avait pris place à l’arrière du canot. Le fond de l’embarcation disparaissait sous un pantagruélique amas de poules, de tortues, de viandes boucanées, de poisson salé, de bananes et de tronçons de cannes à sucre. Des jarres ventrues, pleines de sirop noir, de café moulu, de tafia, brochaient sur le tout et complétaient cette réunion de choses joyeuses. Le seul objet qui les déparât était une nasse carrée renfermant six singes de la grande espèce, écorchés et fumés, que le digne prieur avait cru devoir ajouter comme supplément à mes provisions de route. On eût dit de jeunes nègres retirés de la broche et n’attendant que le moment d’être accommodés en salmis. Je me promis bien de ne pas voyager longtemps en compagnie de ces hôtes funèbres.

La forge de Sarayacu.

L’heure d’une séparation éternelle était arrivée. J’échangeai de tendres adieux avec le révérend Plaza et les deux religieux ; puis, leur ayant serré la main et donné rendez-vous dans un monde meilleur, je me laissai tomber sous le pamacari de la pirogue, qui quitta le bord, mit le cap à l’est et fila bientôt comme une anguille sur la petite rivière de Sarayacu.

Notre navigation, au milieu des plantes aquatiques et sous un couvert d’arbres et de lianes, dura plus d’une heure, puis nous débouchâmes brusquement sur l’Ucayali. Trois lieues marines nous séparaient en ce moment de la Mission de Sarayacu. Certain que son vénérable prieur ne pouvait me voir, je me glissai hors du pamacari, pris à deux mains la nasse aux singes et la lançai à la rivière. En voyant les hideuses bêtes descendre au fond de l’eau, mes rameurs jetèrent un cri et mon pilote leva les bras au ciel. Comme ces bonnes gens semblaient scandalisés de mon action et murmuraient tout bas qu’elle allégeait d’autant la masse des provisions communes, je leur montrai les viandes boucanées, les poules, les tortues entassées dans l’embarcation et leur dis simplement que lorsque ces munitions de bouche seraient épuisées, j’avais les moyens de m’en procurer d’autres ; qu’en conséquence point n’était besoin de s’alimenter de viande de singe et d’avoir sans cesse sous les yeux cette lamentable caricature de l’espèce humaine. Je ne sais si mes conducteurs se rangèrent à mon avis ; mais après avoir bu chacun un verre de tafia que je leur versai, ils se mirent à jacasser comme des pies, tout en ramant comme des forcenés. Je profitai de leurs bonnes dispositions pour les prier de rallier la rive gauche de l’Ucayali, dont la direction du courant nous avait un peu éloignés.

Le paysage, considéré dans son ensemble, n’offrait rien de bien remarquable ; devant nous la grande rivière décrivait une courbe immense qui s’allait perdre à l’horizon ; à notre gauche, d’épais fourrés voilaient la berge